• 10 et 11 mai 1915

    10 et 11 mai 1915

    [10 mai] C’est le premier jour des Rogations.

    René Daveau, de Candé, m’envoie 2 jolies cartes et Charlot m’envoie une vue de Saint-Parize (la place) :

    « Bien le bonjour de votre ami qui vous serre la main. Bien le bonjour à Mme Legendre. Viard, fusilier. »

    Fernand Guibert (hospitalisé à l’ambulance 1 bis) m’envoie, de son pays, où il est en congé de convalescence, une carte (La Rochelle, la cathédrale) :

    « Surgères, 2 Mai 15

    Monsieur Legendre

    Voici 4 jours que je suis arrivé dans les Charentes. J’ai fait un très bon voyage. Je suis très heureux d’être au milieu de ma famille par un si beau temps. Malgré que je sois éloigné de vous j’en garde un très bon souvenir. Recevez mes sincères salutations. F. Guibert à Surgères. Charente-Inférieure. »

    Guibert était un gentil petit malade, qui – toujours- avait le sourire.

    [11 mai] On annonce que le « Lusitania », un des plus beaux paquebots de la Compagnie anglaise « La Cunard Line », venant de New-York et se dirigeant sur Liverpool, a été coulé par un sous-marin allemand à l’entrée du canal de Saint-Georges. Il y avait 1978 passagers, sans compter l’équipage. Il y a plus d’un millier de victimes innocentes ! C’est atroce !! Toute la Terre ne se lèvera-t-elle pas contre ces barbares, cette horde d’assassins qui pillent, tuent sans nécessité et sans raison !!!...

    Ce matin – à 1 h – je suis réveillé par un vigoureux coup de cloche. Je vais vite voir à la fenêtre sur la rue, un vigoureux et joyeux : « Alors ? » m’accueille. « C’est toi Charlot ? Je descends ! » Je m’habille à la hâte et descend ouvrir à Charles qui est heureux de me revoir. Il a fait un délicieux voyage : « Ah ! me dit-il, tout le monde, là-bas, a bien regretté de ne pas vous voir ! » Il a faim, il a soif. Je lui fais des œufs sur le plat, je vais à la cave lui chercher du vin frais. Il se restaure et il va se coucher. « Ah ! me dit-il, si vous vouliez nous pourrions aller à Saint-Parize en partant en auto le matin et en revenant le soir ! – Tu me donnes une idée, Charlot ! Nous en reparlerons. Allons-nous coucher. Nous en reparlerons demain. – C’est cela. Au revoir et bonne nuit M. Paul ! Bonne nuit, mon Charlot ! »

    Et ce tantôt, pour ne pas perdre une minute des vacances de Charlot, nous partons déjà – Charles au volant – voir la « famille » de Candé. Avec quelle joie de bienvenue sommes-nous reçus ! Et pendant que Charlot avec « Jeanne et Marthe » vont se balader à Chaumont et à Amboise, je reste et fais un croquis au bord de la rivière. En rentrant à Blois je trouve une carte de Saint-Parize envoyée par Charles, elle est arrivée après lui.

     

    9_Fi_00001

    Amboise.- Château, façade est.- Dr Frédéric LESUEUR.- 9 Fi 1. AD41

     

    Charles me dit, à nouveau, que – si je voulais – nous pourrions, la semaine prochaine, aller en Nivernais ; c’est chose facile. «  Avec l’auto, me dit-il, nous pourrions partir le matin et rentrer le soir. – C’est vrai, lui dis-je – Eh bien alors ? – Alors je veux bien, même – j’y pense – nous pourrions partir lundi prochain, au matin, et rentrer le lendemain mardi au soir. – Ça va ! – Seulement je ne le dirais pas à maman, car elle ne voudrait pas, comme la semaine dernière, et nous n’irions pas. Je dirai que nous allons passer deux jours à Bourgueil, en Touraine, où j’ai des travaux à régler, et tout ira pour le mieux. – « Je comprends ! »  - Ça va-t-il ? – « Ca y est ! » »

    Et enchanté d’une aussi belle excursion en auto, Charlot entama sa chanson favorite des fusiliers.

    « Sur les bords de l’Yser

    Les marins ont tenu, etc… ! »

    Ainsi fut décidé, sans autre préambule, notre voyage en Nivernais.

    René Labbé, m’écrit une très jolie lettre :

    « 8 Mai 1915

    Cher monsieur Paul

    Pardonnez-moi de vous avoir laissé si longtemps sans nouvelles. Il est vrai que les heures de loisir se font rares par suite d’un entraînement quotidien à la marche un peu à l’arrière de la ligne de feu. Je désespère de voir se terminer la guerre. C’est trop long et le moral des hommes en souffre. Il n’est pas drôle, à l’heure actuelle, de commander une section. Ils manifestent  hautement leur impatience par des propos honteux que la moindre discipline réprouve, mais que faire ? Établir un conseil de guerre en permanence, les effets en seraient désastreux, et je me demande comment se clôtureront les choses si les hostilités doivent durer quelques mois encore.

    La campagne est ravissante en ce moment. La belle nature s’est parée de sa plus belle toilette de printemps et par un beau soleil ou pendant les douces heures du crépuscule à la nuit, il est bon d’aller rêver au bord d’un petit ruisseau qu’encadrent de grands peupliers.

    Rêver de son cher pays, de tous ceux qui attendent avec une admirable patience le retour du cher absent.

    À travers l’œuvre de vie, l’œuvre de mort continue toujours… Belle antithèse pour le poète de Waterloo ! Espérons tous, prions tous pour que cette œuvre de mort cesse au plus vite… Ce que j’admire en ce moment c’est ce renouveau de foi dans les cœurs, les saluts du mois de Marie, au pays où nous cantonnons, sont admirables.

    L’église est comble de militaires et presque chaque soir notre cycliste-infirmier, M. Marini, de l’Opéra, chante.

    Notre général de brigade M. Paufin de Saint Maurel assistait à la messe dimanche dernier, au milieu de tous. Des notes passent dans les compagnies fixant les heures des offices le dimanche, et ce renouveau de foi aura de salutaires conséquences après la guerre. Les hommes qui ont souffert se rappelleront les quelques heures où pendant ces heures de souffrances ils ressentaient quelques intimes consolations, ou ils se rappelleront la petite église où l’on priait pour les morts, pour notre chère France à laquelle ils consacrent leur vie. Je vous quitte, cher monsieur Paul. De vos nouvelles me feront grand plaisir.

    Je vous prie de me croire votre petit ami toujours affectueusement dévoué.

    Bonnes poignées de mains.

    R. Labbé 23e du 231e s.p. 34 »

    Belle lettre toute imprégnée de poésie et du plus pur souffle religieux et patriotique. Bravo René !