• 6, 7 et 8 juin 1915

    6, 7 et 8 juin 1915

    [6 juin] Nous allons, Robert et moi, à la grand’messe et aux vêpres à la Cathédrale. La procession de la Fête-Dieu se déroule au milieu de la foule ; il y a peu d’hommes.

    On apprend la mort de Paul Duval[1] (rue du vieux-Pont) tué à l’ennemi, le jour de l’Ascension. Naturellement bon, très modestement dévoué, artiste délicat, admirateur de la musique religieuse, doué d’un beau talent de pianiste, c’est une gloire future qui est fauchée pour le ciel. Là-haut, dans la splendeur des Cieux, il prendra part au concert des anges, et recevra la récompense de ses vertus et de son sublime dévouement.

    Charlot ne m’oublie pas un seul jour, le cher enfant ! Ce matin je reçois une carte de Calais :

    « Souvenir de passage à Calais. Bien le bonjour : Viard Charles fusilier marin. »

    Darras m’envoie encore 2 belles cartes (vues de son ambulance : École Saint Genès à Bordeaux). C’est gentil de sa part. Cela prouve en sa faveur ; car il en est tant d’autres comme Clémenceau, Alric, Gardeil, Mêmereau, Larchey, etc. auxquels j’ai fait bien plus qu’à lui et qui ne m’ont jamais écrit. Je vois, par là, ceux qui sont reconnaissants et ceux qui ne le sont pas.

    [7 et 8 juin]

    « Chaumont, le 6 Juin 1915

    Cher monsieur Legendre, m’écrit Gardeil (actuellement en convalescence au château de Chaumont). Pardonnez-nous de notre long silence, mais croyez le bien – cher monsieur – que nous ne vous oublions pas, pas plus d’ailleurs que toutes ces dames de la Croix-Rouge ; nous ne sommes pas des ingrats, nous garderons toujours un très grand souvenir de vous. Recevez – monsieur Legendre – mes sincères salutations : Eloi Gardeil. L. Meunier. V. Mêmereau. »

    Ce soir je vais à l’ambulance et veille toute la nuit à la salle 2. Il a fait – toute cette journée – une grande chaleur et la nuit s’en ressent ; cependant on établit une fraîcheur relative en ouvrant les fenêtres toute la nuit. Gouard va un peu mieux, néanmoins je lui trouve une mine bien amaigrie, bien jaune, le pauvre garçon !

    On voit que nous sommes en la saison des fleurs, mesdames les infirmières en ont mis un peu partout ; des roses, des iris, des œillets ; elles embaument et apportent aux pauvres blessés et malades un peu de la beauté de la nature, c’est de la vie qui leur revient et de l’air du pays natal.

    Je quitte vers 6 h 30, ce matin mardi, parce que je pars à Bourgueil en auto et voudrais partir assez tôt pour éviter le plein de la chaleur.

    En arrivant à la maison je trouve 2 cartes-lettres de Charlot.

    « Villa la Tranchée

    Cher monsieur Paul

    Nous sommes très bien logés, nous avons de belles tranchées ; nous sommes dans les dunes, c’est très joli à voir. Je suis toujours avec Pierre. On nous donne des lunettes et des masques contre les gaz asphyxiants. Je ne peux vous en mettre plus long pour le moment. On m’appelle pour aller dans les tranchées. Je ne sais pas encore mon adresse.

    Viard Charles. »

    Une autre :

    « A la ferme du Repos, 4 juin

    Cher monsieur Paul

    Je suis dans une ferme en repos. Mais nous repartons ce soir dans une tranchée. Nous avons de l’eau qui n’est pas buvable. Aujourd’hui ça ne va pas, j’ai déjà couché sur la dure et je pense que je vais retomber malade ; rien que d’y penser je me désole de ne pas pouvoir y rester. Si vous vouliez avoir la bonté de m’envoyer de l’alcali et de l’alcool de menthe, beaucoup se font piquer par les mouches et sont très malades.

    Je vous serre la main. Bien le bonjour à madame Legendre.

    Viard Charles, 1er régiment de marins,

    1er Bataillon, 1ère Cie, Secteur postal 131 »

    Toutes ces lettres de Charles me font plaisir, mais comme le pauvre enfant doit peiner ! Pauvre petit !!

    Paul Darras m’écrit encore et me donne de ses nouvelles. À la bonne heure ! En voilà un encore qui ne m’oublie pas.

    À 8 h 30, ce matin, Robert au volant, nous partons en auto pour Bourgueil, par Chailles, Candé – avec arrêt – bien entendu – pendant cette halte très courte, toute la famille amicale de Candé assemblée au grand air de la route, je donne lecture des 2 lettres ci-dessus de Charlot. J’ai oublié de dire qu’hier matin, avec Robert, nous étions déjà venus à Candé pour « arrêter » une petite domestique et que nous avons ramené Melle Jeanne Daveau à Blois et qu’elle a déjeuné à la maison, toute joyeuse (comme elle est toujours). Le tantôt – par le plein soleil – et à bicyclette – je suis allé à l’hôtel Pasquier, aux Groüets, chez madame Chambert.

     

    137_J_2

    Blois. Les Groüets.- L’hôtel Pasquier.- 137 J 2. AD41

     

    Mais je reprends mon voyage de Bourgueil. Nous partons de Candé – au milieu des « au revoir à “l’oncle Paul” et au “cousin Robert” » - et nous passons à Chaumont, Rilly, Mosnes, Chargé, Amboise, Lussault, Montlouis, Saint-Pierre-des-Corps et Tours. Là, traversée de la Loire, sur le pont de pierre, et passage à Saint-Cyr. Mais la chaleur est épouvantable et mon auto s’arrête : un coup de chaleur. À Fondettes nous mettons de l’eau fraîche dans le réservoir et nous repartons. Le port de Luynes, Pont de Bresne, Cinq-Mars, Langeais, Saint-Patrice, Ingrandes, Restigné et Bourgueil. Nous déjeunons à l’hôtel de l’Ecu de France, avec M. Perrochon-Renou et l’après-midi nous allons à Santenay [commune de Restigné] où je vérifie, toute l’après-midi, les travaux que j’ai exécutés pour monseigneur Renou, ancien archevêque de Tours. Nous revenons à pied à Bourgueil, où nous dînons. Pendant la nuit un orage éclate, une pluie torrentielle se déverse sur la campagne, au grand effroi des vignerons.

    [1] petit-fils de M. Dusserre, décédé, ancien conseiller municipal.