• 31 mai et 1er juin 1915

    31 mai et 1er juin 1915

    Les Italiens avancent !

    Charles m’écrit du

    « Grand Palais, le 30 mai 1915

    Cher monsieur Paul

    Je commence à recevoir vos lettres. Je ne sais encore quel jour je vais partir. On ne me vaccinera pas parce que j’ai eu la fièvre et j’en suis bien content, car, par le vaccin, on est très malade, alors ça nous fera partir un peu plus tôt Pierre et moi. Je sors tous les jours avec Pierre et on s’amuse bien. On va en profiter encore pour quelques jours. Si je pouvais avoir une permission je vous emporterais mon béret, avec ma théorie de fusilier marin, cela vous intéresserait. Enfin si je ne peux pas y aller je les mettrais chez votre sœur avant de m’en aller.

    Vous avez mal donné mon adresse à René[1] car je n’ai reçu aucune nouvelle de Jeanne et de René. Marthe m’a écrit.

    Pierre vous a écrit, vous ne lui avez pas fait réponse, c’est la même adresse que moi.

    Bien le bonjour à madame Legendre et à Robert.

    Votre neveu à la mode de France qui vous serre cordialement la main. Viard Charles, 1er régiment de fusiliers marins, au Grand Palais, Paris. »

    Pierre m’écrit aussi :

    « Paris, le 30 mai 1915

    Monsieur Legendre

    Charles vient de me passer une engueulade (comme nous disons nous autres) dans les règles de l’art. Vous lui dites – paraît-il – que je ne vous écris plus, que je dois vous oublier complètement. Eh ! bien non, ne croyez pas cela, monsieur Legendre, vous devez me connaître un peu, je suis loin d’être l’homme ingrat qui pourrait vous oublier après tous les services que vous m’avez rendus, et toutes les choses que vous m’avez données. De ce côté-là vous pouvez être tranquille, je ne vous oublie pas, ni je ne vous oublierai jamais, du reste Charles est là pour me rappeler à l’ordre. Nous vivons tous les deux comme deux frères, ce qui est à l’un est à l’autre, nous faisons ensemble de bonnes promenades.

    Monseigneur Bolo se fait bien attendre pour vous rendre réponse, enfin pourvu qu’il trouve quelque système pour notre embarquement, ça ira bien.

    Je ne vois pas autre chose à vous dire pour le moment. En attendant de vos nouvelles je termine ma lettre en vous embrassant.

    Votre petit ami

    Pierre

    Quartier-maître électricien, 1er régiment de marins au Grand Palais. Paris »

    Je reçois aussi deux bonnes lettres de Saint-Pierre-le-Moûtier : une de Melle Joséphine Latrasse et une de M. le Directeur. Je les envoie à Charles, pour qu’il en prenne connaissance, je les transcrirai ici lorsqu’il me les aura retournées.

    Ce tantôt, vers 4 h 15, m’arrive, de Paris, cette dépêche :

    « Part demain sur le front avec Pierre. Viard. »…

    Quelle triste et douloureuse nouvelle ! Je lis et relis la dépêche, la tourne et la retourne :

    « Part demain sur le front avec Pierre ! »

    J’ai le désir d’aller à Paris l’embrasser encore une fois, la dernière fois, il y a un express vers 5 h 30 - dans une heure ! – et un autre demain matin vers 4 h. Que faire ? Si je m’écoutais je partirais ce soir, à 5 h 30, avec Robert, mais maman s’y oppose et je n’insiste pas, gardant pour moi toute la peine que je ressens d’apprendre cette nouvelle et de ne pouvoir aller embrasser, pour la dernière fois, mon cher Charles. Hélas ! le cher enfant, parti sur le front si meurtrier des Flandres, le reverrai-je ?

    C’est rempli de tristesse, le cœur déchiré et les larmes en moi-même que je lui envoie cette dépêche :

    « Charles Viard, premier régiment de marins

    Grand Palais, Paris

    Navré par dépêche reçue absolument impossible aller Paris lettre suit t’embrasse avec Pierre Dieu vous protège

    Paul. »

    Pauvre enfant ! Brave petit homme !!...

    Il reprend son rang au service de la Patrie.

    Je lui écris aussitôt ma peine, cependant j’ai la ferme certitude – Dieu aidant – qu’il reviendra, que nous nous reverrons dans des jours de joies, de bonheur que je lui réserve, et de gloire.

    « Fais ton devoir, mon cher enfant, sois brave, comme tu l’as toujours été, mais ne pousse pas la bravoure jusqu’à la témérité, jusqu’à l’imprudence. Que le souvenir de ton oncle qui t’aime, que celui de ceux qui t’attendent en Blésois et en Nivernais, te rappellent à la prudence. Que Dieu te protège ! »…

     

    blessés évacués

    Blessés évacués vers un hôpital de l‘intérieur.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (566)

     

    Je vais, ce soir, à l’ambulance, bien attristé par le départ de Charles.

    Les plus malades sont les blessés et je veille toute la nuit à la salle 2. Un des blessés est Roger Gouard[2] de Blois (21 ans) sergent, blessé gravement à Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais) ; blessures multiples sur tout le corps par des éclats d’obus et blessure grave à la jambe, au-dessous du péroné, fracture de la jambe avec commencement de gangrène gazeuse ! Son cas est grave et on parle de lui couper la jambe. Pauvre garçon !! Moi qui l’ai connu fort, joufflu, rose, grand amateur de sport, en quel triste état la guerre l’a rendu. La tête pâle, enveloppée de linges, le bras bandés, les mains maigres, vertes, cadavériques ; une odeur de cadavre se dégage autour de lui.

    Je le fais boire pendant la nuit, puis je lui essuie une plaie de la joue qui suppure assez souvent.

    À côté de lui un pauvre jeune homme – Collinet de Challans (Vendée) – de la classe 1915- est grièvement blessé au front, ainsi qu’à la jambe, en outre il a des accès d’appendicite, ce qui m’oblige à lui mettre de la glace sur le ventre.

    La nuit s’achève vite en cette saison. Je rentre vers 8 h, après m’être arrêté à la cathédrale.

    Marcel Perly m’envoie une superbe carte représentant un obus de 420 (boche) de 1 m 54 !! de hauteur. C’est phénoménal !

    « Cher monsieur, m’écrit-il, le 28 mai 1915

    Ma santé est toujours bonne. Je vous envoie un échantillon d’obus ; ce sont ceux que nous recevons à peu près chaque jour ! »…

    C’est effrayant !

    Ce tantôt Melle Jeanne Daveau vient nous voir et nous goûtons ensemble, à la « maizon », comme dit Charles.

    Pendant qu’elle est là, arrive justement une lettre de Charles.

    « Grand Palais le 31 Mai.

    Cher monsieur Paul

    J’ai été averti ce matin avec Pierre que nous partions demain mardi, ça nous a un peu surpris. Mais qu’est-ce que vous voulez ! Il faut s’attendre un peu à tout. Je vous ai envoyé une dépêche tout de suite que je l’ai su. Je vous remercie bien de la lettre de Joséphine ; je vous mets celle que j’ai reçue d’elle.

    Bien le bonjour à Candé quand vous irez faire un tour. Inutile de m’écrire jusqu’à nouvelle adresse. Je suis très heureux de pouvoir y retourner, mais plus heureux de revenir ; je ne voudrais pas donner ma place à un autre. Je ferai mon devoir comme je l’ai déjà fait et rien ne me fera reculer. Je sais ce que c’est comme j’y suis déjà allé. Je ne suis plus un bleu. Bien le bonjour à Mme Legendre et à Robert.

    Je ne vois plus grand-chose à vous dire, que je repars aussi gaiement que le jour où je suis parti de Blois.

    Je finis ma lettre en vous embrassant

    Sur le bord de l’Yser[3]

    Contre Charles ils sont butés

    Charles Viard. »

    Le brave des braves ! Il part à la guerre en chantant ! Le cher enfant !! Sa lettre est vraiment très belle et montre assez sa bravoure – que dis-je ? – son héroïsme. Qui donc n’admirerait pas la bravoure de ce cher petit ! J’en suis très fier.

    Puis sur la même feuille Pierre a écrit également :

    « Excusez-moi M. Legendre de ne pouvoir vous faire une lettre, mais notre départ a été si précipité, que je n’ai pas trop de temps à moi ; tout ce que je puis vous dire c’est que nous partons content avec Charles, car c’est la paix que nous allons chercher cette fois. Je termine en vous embrassant.

    Votre petit ami, Pierre

    Charles »

    Cette lettre nous donne du bonheur et nous fait gagner du courage. « Bon courage, mes enfants, au revoir et que Dieu vous protège ! »…

    Après avoir goûté avec Melle Jeanne, nous partons tous les trois – avec Robert – pour Candé.

    Nous nous rafraîchissons à Candé, dans les deux maisons amies, puis – toujours en auto – nous allons aux vignes de la Cahouère. Elles sont superbes les vignes cette année et il y a du raisin en très grande quantité ; si rien ne survient la récolte sera belle. Il y en a là 3 hectares. René Daveau sulfate avec son grand-père M. Jouan.

    6_Fi_266_00004

    Valaire.- La Mairie et l’école.- 6 Fi 266/4. AD41

     

    Nous revenons par les bois de la Gendronnière et Valaire et – après un arrêt joyeux à Candé (comme le sont tous les arrêts à Candé) – nous regagnons Blois chargé d’un énorme bouquet de roses et d’œillets. Nous sommes au plein de la saison des fleurs, les acacias, les pâquerettes, mille fleurs des champs, tout répand une odeur captivante aux parfums pénétrants et qui redonnent de la vie.

    [1] de Candé.

    [2] fils de M. Gouard, employé à la Banque de France.

    [3] chanson des fusiliers marins.