• 30 juin et 1er juillet 1915

    30 juin et 1er juillet 1915

    [30 juin] Lettre de Charlot :

    « Le 28 juin 15

    Cher monsieur Paul

    Je reçois de vos nouvelles de plus en plus rarement[1]. Je suis toujours dans la 1ère Cie. Hier j’ai vu le lieutenant Gérardin et nous avons parlé ensemble, je ne sais pas encore quand je vais y aller. Je vous écrirai aussitôt. Je suis toujours en bonne santé et j’espère que ma lettre vous trouve de même. Votre sœur m’a envoyé un petit colis, mais je ne l’ai pas reçu. Ah ! un colis avec du tabac dedans, c’est le rêve. On va pouvoir faire marcher la pipe. Je vous écrirai plus longuement demain, car aujourd’hui le travail presse.

     

    tabac

    Fumeurs de l'arrière économisez le tabac... : [affiche] / [Andrée Menard].- BNF, ENT DO-1 (MENARD,Andrée)-FT6

     

    Embrassez bien madame Legendre, bien le bonjour à Robert. Ah ! J’oubliais ! J’ai fait couper ma moustache, mais Marthe n’est plus là pour étrenner ma barbe.

    Je termine en vous embrassant.

    Viard Charles »

    Actuellement règne dans toute l’industrie française la plus intense activité. Toutes les usines, toutes les manufactures de l’état, et beaucoup d’usines et manufactures privées, travaillent pour la guerre. Il faut des montagnes et des montagnes, et encore des montagnes de mitrailleuses, de canons, de pièces lourdes et légères, de pièces de siège, d’obus, etc. La victoire est assurée à ce prix !...

    [1er juillet] Ce matin 2 cartes de Darras représentant « La vue générale de Bordeaux » et « L’église Saint-Seurin ». Une bonne lettre de Mme Vautier, de Cherbourg, dont j’extrais les passages suivants :

    « 28 juin 1915

    Cher monsieur et ami

    … Bien cher ami, j’ai reçu une lettre du petit Charles me disant être retourné sur le front, vous le savez mieux que moi ; je pense aux nouvelles inquiétudes pour vous, car, d’après votre affection pour lui, votre bon cœur doit souffrir et se trouver toujours dans l’inquiétude, dans ces terribles combats ; enfin je prie Dieu qu’Il vous le conserve à votre amitié et surtout que désormais il vous donne toute satisfaction ; il me semble cependant que c’est une douce tâche de vous faire plaisir et chercher à vous être agréable, car avec un cœur d’or que vous avez, voulant faire le bien et soulager la misère quelle qu’elle soit, que c’est un devoir de vouloir lorsque l’on est à même de chercher à vous être agréable dans tout. Oh ! oui, ce petit Charles saura reconnaître, loin de vous, toutes vos bontés ; je lui ai répondu aussitôt de vous prouver les bons sentiments dans toutes ses lettres, puisqu’à l’heure actuelle il ne pouvait le faire par ses actes ; mais je ne doute pas de son bon cœur jeune et rempli de reconnaissance à votre égard, cher ami. Mais ce qui me fait plaisir c’est qu’il aime beaucoup mon mari (monsieur Victor, comme il l’appelle), et dans sa dernière lettre il me disait encore : « J’espère et je souhaite que monsieur Legendre fasse bientôt rentrer M. Victor, je serais heureux de le voir près de vous. » Eh bien ! cette phrase partant du cœur m’a fait bien plaisir. Enfin aurai-je le bonheur de le revoir bientôt mon cher mari, pour mon affection, il me serait bien utile, car j’ai un grand vide dans le cœur, et lorsque mon cher prisonnier me parle en termes affectueux de mon regretté fils, puisqu’il ne sait pas sa mort, cela me saigne le cœur. Ah ! cher ami, d’après votre demande peut-être sera-t-il désigné pour accompagner les grands blessés qui doivent rentrer prochainement. Oh ! je le souhaite de tout cœur et si, par hasard, je recevais une nouvelle ou dépêche de son retour, je vous le ferais savoir aussitôt ; alors, cher ami, soyez mon interprète près de madame votre mère pour lui offrir mes meilleurs sentiments et pour vous – cher monsieur – et ami – toute ma gratitude et reconnaissance. M. Vautier. »

    Gervois m’envoie une carte (Vue du château de Fénelon, le grand archevêque de Cambrai).

    L’abbé J. Perly, brancardier du 5e corps, m’envoie un vrai sermon du front

    « 28 juin 1915

    Bien cher ami

    Je suis épouvantablement en retard pour ma correspondance, aussi parmi mes correspondants, les uns se fâchent, les autres me font de doux reproches, d’autres enfin, attendent avec patience, ce sont les plus sages et vous êtes du nombre, parce qu’ils savent que le soldat en guerre n’a pas toujours, comme il le voudrait, le temps de s’entretenir par lettre avec ceux qui là-bas, là-bas, au lointain pays d’origine prient pour lui ; s’intéressent à lui et attendent avec angoisse un retour incertain. Aujourd’hui, enfin, je sors de mon mutisme à votre égard, c’est pour de bien doux souvenirs, de multiples souvenirs. Il y a eu, en effet, quatre ans ce matin que je recevais le sacerdoce, et c’est, à quelques centaines de mètres des boches, au son du canon, qui depuis trois jours, sans arrêt, crache la mort à côté de nous, que je célèbre cet anniversaire. Oh ! quelle méditation ! Que d’amertume dans mon âme ! Ministre du Dieu de paix et d’amour, vivre ces heures, qui devraient être délicieuses, sur un champ de bataille qui ne respire que sang et haine ! Ministre de l’Eucharistie, dans l’impossibilité absolue de pouvoir faire la Sainte Communion ; sacrificateur qui ne peut célébrer. Quelle désolation !

    Et puis dois-je oublier que Saint Pierre et Saint Paul furent les témoins de mon sacerdoce. La prière jaillit donc de mon âme comme la source féconde et rafraîchissante. Elle me permet d’accepter avec résignation toutes les fatigues, tous les sacrifices. Et invoquant Saint Paul tout particulièrement je lui demande, très cher ami, de vous accorder à vous son protégé toutes les grâces que vous lui demandez. Qu’Il vous bénisse, vous garde, et vous guide vers le ciel, voilà mon vœu de fête.

    Bien que je prie pour vous de bon cœur, bien que je vous offre généreusement l’aumône de mon affectueux souvenir ; je vous dis : « Deo ut deo ». Je sais que vous n’attendez pas cette requête, je sais que vous priez pour moi, comme pour tous nos chers combattants, nos pauvres blessés et nos morts immortels. Je sais que vous vous souvenez de moi, comme de tous vos amis partis, depuis 11 mois bientôt. Mais j’ose réclamer de votre piété plus de prières encore, et un souvenir plus spécial, et comme la perfection n’est pas de ce monde vous pouvez augmenter et les unes et les autres.

    Oui prions, prions, sans nous lasser pour notre cher pays de France ; un instant il eut un sursaut de réveil religieux mais, pendant que nos soldats se battent héroïquement et s’exposent généreusement, pendant que nos blessés souffrent horriblement, pendant que nos morts jonchent encore le sol français tout rouge de sang, il en est d’autres, hélas !, je le sais qui osent s’amuser.

    Que Dieu ait pitié ! C’est à nous chrétiens qui, véritablement, aimons Dieu, de souffrir davantage, de prier avec plus de ferveur, et de jeter vers le ciel nos accents de supplications, pour obtenir miséricorde. Il paraît même, la chose est monstrueuse que les deuils – certains du moins – sont bien légers et quelquefois bien joyeux. Que Dieu arrête son bras vengeur, qu’Il écoute ses fidèles serviteurs, et que, par l’intercession du Sacré-Cœur et de la Vierge Immaculée dont vendredi nous célébrons la visitation, conduise nos armées à la victoire prochaine, qu’Il ait égard à ceux qui l’aiment et le servent, qu’Il convertisse les égarés et qu’Il leur pardonne.

    J’espère que votre santé et celle de madame votre mère sont bonnes ; pour moi je me porte bien, ou tout au moins pas trop mal, toujours une fatigue qui n’est pas bien spécifiée, mais qu’on peut appeler « fatigue de guerre ». J’ai eu – voilà 3 semaines – l’heureuse chance de rencontrer mon cher Marcel, ce fut pour lui et pour moi, un bonheur inexprimable. Nous avons passé ensemble 3 jours qui furent pour nous, bien réconfortants. J’ai vu en ces mêmes jours Gaston Girault. Ils sont très courageux l’un et l’autre. Et s’il n’arrive pas malheur à notre cher sergent, je crois qu’il nous réserve un bien légitime orgueil. J’arrête cette lettre en vous demandant – cher ami – d’offrir mon respectueux souvenir à Mme votre mère, et en vous priant d’agréer, l’assurance de mes sentiments de fraternelle amitié.

    Joseph Perly. »

    Un vrai sermon écrit sur le front en des termes éloquents et simples à la fois.

     

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    Chailles.- Château de la Chesnaie, façade est.- 6 Fi 32/20. AD41

     

    Ce soir, avec Robert, nous allons à bicyclette par la forêt, le château de la Chesnaie – surnommé le Château Rouge à cause [de] son irascible propriétaire, le triste marquis de Beaucorps, qui a hérissé de barrières peintes en rouge sang [à] toutes les extrémités de ses allées ; qui a hissé sur des poteaux ou sur les arbres – à tout bout de chemin – des écriteaux, toujours peints en rouge sang, sur lesquels s’étalent d’insolents avertissements : « Interdit au public ». Nous suivons le rein du Château Rouge, la Haie, les Montils – où je m’arrête – le moulin du Gué-au-Loup, Ouchamps, Seur et la forêt. Qu’il fait bon ! Le temps est chaud, humide et couvert, et une brume pénétrante s’exhale du sol. En forêt il fait délicieux !

    [1] Et pourtant, soit par une carte, soit par une lettre, tous les jours je lui écris. Sans doute que les lettres lui parviennent difficilement lorsqu’il est dans les tranchées.