• 24, 25 et 26 juin 1915

    [24 juin] Allons bon ! Voilà encore les Russes qui reculent à Lemberg, qu’ils évacuent ! Leur tactique est celle qu’ils avaient avec Napoléon lorsqu’ils reculaient déjà, attirant la grande armée victorieuse, ivre de gloire, dans les plaines glacées de la Russie. Quel terrible réveil se fut pour Napoléon ! Et quelle habile manœuvre se fut pour les Russes, nos ennemis d’hier, nos amis d’aujourd’hui !! Moscou en flammes ! L’anéantissement du rêve de Napoléon ! Le commencement de sa retraite !! Départ de son calvaire ! Moscou !! Glas qui déjà sonna pour lui et ses glorieux compagnons d’armes.

    Rappelons-nous tout cela et attendons avec confiance. Nous ne pouvons savoir le plan conçu par nos chefs, il faut donc leur donner notre confiance.

    Je comprends – cependant – que le peuple – moi le premier – qui ne sait pas, s’impatiente, s’alarme. Comment faire ?

    Mademoiselle Marthe Lespagnol m’écrit de Candé entre autres choses :

    « … J’ai reçu en même temps une lettre de monsieur Charles datée du 20, je vous assure qu’elle m’a fait bien plaisir. Je lui réponds ce matin une longue lettre pour le distraire. Ce pauvre garçon en a bien besoin !

    Quoiqu’il n’a pas l’air de trop s’ennuyer, et blague toujours. Malgré cela ça lui fait plus vite oublier les mauvaises heures passées loin de vous. Il espère en la victoire prochaine, mais ne pense pas revenir à Candé avant la fin de la guerre, me dit-il. Rien d’étonnant là-dessus… »

    Je téléphone au marquis de Pothuau que je ne peux aller au devant de Tardy, mais cela ne fait rien – me dit-il – car un infirmier doit aller le chercher à la gare ; alors cela va bien.

    Aussi ce tantôt, étant libre, et le temps étant superbe, Robert et moi nous allons nous reposer au bord de la Loire, sur une toute petite plage ignorée, située sur la rive gauche, à la descente de Chailles. Nous pêchons mais ne prenons rien, ça ne mord pas, ou plutôt si ! Nous prenons l’air et le bon air pur de la vallée de la Loire.

     

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    Blois.- Les Bords de la Loire - La Plage.- 6 Fi 18/1440. AD41

     

    Nous rentrons juste à Blois pour recevoir à la maison toute la « famille » de Candé. Voilà Mme Daveau, « nièce Jeanne », « neveu René n°3 », « cousine Adrienne ». Quelle avalanche de joie ! Nous les reconduisons au train électrique. Il y a foule, le train est bondé ! Le bon pasteur de Candé est là aussi ! Le train sûrement restera en panne à la côte de Chailles !...

    [25 juin] Aujourd’hui cinq lettres de Charlot !

    Trois ce matin, deux ce soir. Quelle veine !!

    Commençons par la première en date.

    « Les Dunes, le 20 mai 15

    Cher monsieur Paul

    Je pense recevoir à peu près toutes vos lettres. Hier je n’en ai pas reçu, mais aujourd’hui j’en ai reçu une datée du 17, elle avait donc mis 3 jours. J’ai écrit à votre sœur. J’ai reçu son petit colis ainsi que le vôtre, et j’ai envoyé une lettre de remerciement à votre sœur et à vous, et même je lui avais demandé de m’envoyer 5 F. pris sur l’argent que j’avais laissé peut-être n’a-t-elle pas reçu ma lettre. Je vais attendre encore quelques jours avant de lui écrire, car tant que nous sommes dans les dunes, nous avons besoin d’un peu d’argent, car il y a encore des marchands de tabac, de papier à lettres, de chocolat, enfin tout ce que l’on a besoin. Le tabac n’est pas bien bon et ils le vendent très cher. En ce moment je suis en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous de même. Si vous vouliez avoir la bonté – ainsi qu’à Pierre – de m’envoyer 2 encriers de poche avec porte-plume sans réservoir. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Bien le bonjour à Robert. Je finis ma lettre en vous embrassant de tout cœur. Viard Charles. »

    Passons à la deuxième !

    « Les Dunes de Coxyde le 21 mai 15

    Cher monsieur Paul

    Aujourd’hui il fait très chaud et il n’y a pas beaucoup de rafraîchissement. J’ai emprunté 3 F. à Pierre pour m’acheter des pantoufles, car, avec cette chaleur, on marche mieux. Je n’ai pas encore reçu des nouvelles de votre sœur. Mais nous nous arrangeons bien tous les deux [avec] Pierre, ce qui est à l’un est à l’autre, et c’est comme cela que ça doit marcher. Je suis en très bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous de même. Je n’ai pas été voir Mme Leglas. J’ai vu Jeannette[1] mais « je l’ai plaquée », je ne l’ai vue qu’une fois.

    Joséphine m’écrit souvent, elle est chez ses parents à Gy. Dans toutes ses lettres elle me met des pensées ; vous les connaissez. Quand je reviendrai je ne saurai plus conduire l’auto, j’aurai perdu l’habitude. Quand vous irez à Chaumont souhaitez bien le bonjour à Mme …[2] - je ne me rappelle plus de son nom, enfin vous allez bien comprendre.

    Bien le bonjour à Candé.

    Robert a-t-il passé son examen avec l’auto. Embrassez bien Mme Legendre pour moi ; bien le bonjour à Robert.

    Je finis en vous embrassant de tout cœur.

    Viard Charles. »

    Voici une carte représentant une rue de Pervyse (Bataille de l’Yser).

    « Le 21 mai 15

    Cher monsieur Paul

    Les maisons les moins abimées[3]. Toujours en bonne santé. Je vous serre cordialement la main. Je suis très pressé. Bonjour à Robert. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Viard Charles. »

    À la quatrième ! C’est une lettre.

    « Oostduinkerke, le 22 juin 15

    Cher monsieur Paul

    Je pars ce soir pour les tranchées, les 4 jours de repos sont finis. Dans 8 jours nous aurons encore 4 jours ; j’espère que ça durera jusqu’à la fin de la campagne. J’ai vu une « Clément-Bayard » à 2 places sur le front, pareille à la vôtre. Ah ! s’il avait fallu un conducteur je l’aurais bien fait. Il fait toujours bien chaud, c’est un beau temps ; c’est malheureux de perdre de si belles journées ! Mon béret que je devais vous envoyer je l’ai toujours dans ma musette et à la première occasion je vous l’enverrai ; je devais le laisser chez votre sœur, mais comme je pensais que vous alliez venir, il était trop tard après pour le laisser. Mais ne vous tourmentez pas, vous l’aurez. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Bien le bonjour à Robert. Je finis en vous embrassant.

    Viard Charles. »

    Enfin la cinquième ! Une carte représentant une revue des troupes belges, dans une ville de Flandres, par le roi Albert 1er.

    « Oostduinkerke le 22 mai 15

    Cher monsieur Paul

    Souvenir de passage dans cette ville. Viard Charles. »

    Qui dira que le cher enfant m’oublie et ne pense pas à moi ?

    Voici une carte de Blois qui m’est envoyée par René Daveau et signe seulement « le neveu n°3 ».

    « Le 24 juin 1915 – Mon cher Paul m’écrit – enfin ! Paul Verdier, sur une carte représentant le maître-autel de l’église Saint-Jean à Troyes.

    Voici la Saint-Paul ! Et je m’empresse, avant la date, de t’envoyer mes meilleurs vœux, santé, bonheur, prospérité et libération de notre France.

    … Depuis le 25 mars nous ne faisons rien, nos trains sont arrêtés et on s’ennuie fort ici. J’ai hâte de recommencer les voyages, cela sera le jour où la grande offensive commencera. Comme nous faisons partie de l’armée du centre (4 CA) Champagne, ici ça ne bouge pas…

    Amitiés. Paul Verdier. Train sanitaire improvisé n°1 de l’IHES secteur 29 »

    [26 juin] Berthe écrit à maman :

    « … Nous sommes heureux de savoir que Robert reprend sa mine, avec la vie qu’il mène il ne peut pas en être autrement car je crois qu’il passe de belles vacances agréables et qu’il ne doit plus regretter de ne pas partir dans les tranchées. »

    Dans une autre lettre à Robert elle dit

    « … L’année dernière, à cette époque, tu passais ton concours pour les Arts, que d’événements depuis cette époque ! Et sans cette maudite guerre tu devrais déjà avoir terminé le tiers de tes études ; si on savait seulement lorsque tu pourras les commencer !... Nous avons reçu deux lettres de Charles, il nous dit qu’il est fatigué et qu’il tousse beaucoup. Nous lui expédions aujourd’hui un colis dans lequel je lui ai mis des capsules de goudron, comme j’en prends souvent ; je lui en enverrai d’autres si ça lui réussit. Madame Barillier que tu connais m’a donné 2 paquets de tabac et une boîte de sardines à ajouter à mon colis ; nous lui avons mis du chocolat, des petits-beurre, des pastilles au miel, du pâté de foie, etc... Nous espérons qu’il a reçu le mandat qui a été expédié dimanche ; pourvu qu’il ne soit pas évacué lorsque tout ça lui parviendra ! Ton oncle a-t-il pris des dispositions pour être prévenu en cas… d’accident. Je connais des personnes qui ont fait faire des bracelets en cuir avec plaque que les soldats portent toujours avec une inscription « Prévenir M. à telle adresse », c’est très bien, avec cela on est prévenu s’il arrive quelque chose… »

    [1] Une petite amie de Cherbourg, actuellement à Paris.

    [2] Mme Joulin.

    [3] Allusion à la carte de la rue de Pervyze, où les maisons sont en ruines.