• 20 et 21 juin 1915

    20 et 21 juin 1915

    [20 juin] Darras – encore ! – m’envoie une poignée de main de Bordeaux, par une carte (le monument des Girondins).

    Ce matin nous partons en auto – Robert et moi –pour Candé. Avec l’aimable famille Daveau, nous allons à la grand’messe à la gentille petite église de Candé. C’est aujourd’hui l’ouverture de la pêche et le joli bourg est sillonné – trop à mon avis – de pêcheurs venus de Blois et d’ailleurs ; les bords du Beuvron sont jalonnés de fervents de la gaule, la ligne à la main, la patience au cœur, qui guettent les poissons capricieux et malins qui ne se laissent pas toujours prendre. Et justement – ô rapprochement des choses ! – M. le curé[1] nous lit l’évangile du jour : « La pêche miraculeuse ». Est-ce un signe ? La pêche, en cette journée d’ouverture, ne fut pas mauvaise, elle fut même bonne pour certains. Ah ! sur le front, puissions-nous avoir fait une bonne pêche aussi, avoir pris le plus de boches possible pour les exterminer tous.

    Après la grand’messe nous déjeunons chez monsieur Jouan, en compagnie de madame Daveau, de ma « nièce » Jeanne, de mon « neveu » René, et de la future belle-sœur de Jeanne, une grosse « réjouie-bon temps » qui n’engendre pas la mélancolie ; sa joie est envahissante même. Le déjeuner s’en ressent.

    Après le déjeuner nous allons à la pêche (Jeanne et Marthe vont aux vêpres et viennent nous retrouver ensuite) ; d’abord dans les pâtis de peupliers de la rive droite, où nous prenons quelques ablettes ; puis sur le pont où je prends une belle perche ; puis Robert et René, ainsi que Hubert Mestivier, allant en auto par Chaumont, je pêche seul sur la rive droite où je prends quelques ablettes. Bientôt, les vêpres étant finies, viennent me retrouver Jeanne, Marthe, la belle-sœur endiablée, Mme Daveau et M. le curé, le bon et digne pasteur de Candé. Nous allons nous installer à l’ombre, dans les foins ; qu’il y fait bon ! Et quel site ravissant que ce petit village de Candé, où on aimerait finir ses jours ! Tout y est reposant et calme.

    Bientôt reviennent nos bruyants automobilistes et Robert prend des photos du groupe.

    Puis Jeanne et Marthe – Robert étant au volant – vont à Chaumont et reviennent. Nous, nous restons au bord de la rivière où il fait si bon humer les mille senteurs fraîches et pures de l’été, même si le poisson ne mord plus.

    M. le curé nous emmène nous rafraîchir au presbytère et nous choquons nos verres remplis de cidre frais et mousseux.

     

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    Candé-sur-Beuvron.- Les Bords du Beuvron. Vue sur le bourg.- 6 Fi 29/3. AD41

     

    Enfin, à regret, nous quittons l’hospitalier village, les riantes rives du Beuvron. Tous et toutes jusqu’à M. le Curé – nous accompagnent jusqu’à la voiture et nous partons tandis que les mains sont tendues en signe d’amitié. Les chapeaux et les mains s’agitent ; un groupe imposant – au milieu duquel se trouve le bon pasteur – est dans l’axe de la route et nous regarde nous éloigner…

    Les pompiers du bourg reviennent de faire la manœuvre ; ils peuvent éteindre un incendie, mais ils n’éteindront pas... notre amitié.

    Des pêcheurs que nous croisons, reviennent vers la ville, la besace frétillante de poissons.

    Pour eux, comme pour nous, c’est une bonne journée reposante de passée, loin des bruits de la guerre.

    [21 juin] Je reçois ce matin une carte du soldat Henri Corbin[2] (L’église de Clermont-en-Argonne).

    « Pierre-Croisée, 17 Juin 1915

    Monsieur Legendre

    Je prends la liberté de vous envoyer ce petit mot, car ma femme me dit : « chaque fois que je rencontre monsieur Legendre, il me demande de tes nouvelles ».

    Je vous en suis infiniment reconnaissant, car je vous dois déjà beaucoup. J’espère de tout cœur que ce petit mot vous trouvera en bonne santé ainsi que madame votre mère, à qui vous direz bien des choses de ma part. Tant qu’à moi ma santé est bonne il n’y a que les jambes qui rechignent à marcher, c’est, sans doute, le séjour dans l’eau que nous avons subi cet hiver. Dans les tranchées nous avions de l’eau jusqu’aux genoux. À l’heure actuelle nous sommes au repos au lieu dit « la Pierre-Croisée ». À l’heure actuelle il y a un mouvement de troupes considérable, ce qui va nous faire profiter d’un assez long repos. Tout le monde ici, surtout les anciens, réclament la fin de la guerre, mais le moral est bon et l’état sanitaire satisfaisant. Je vous envoie une vue de Clermont, c’est un des pays qui a le plus souffert ; voilà plusieurs fois que j’y passe, il ne reste absolument rien que l’hôpital.

    On se demande quel genre d’ouragan a passé par ici. Ce n’est plus qu’un tas de pierrailles, de poutres calcinées, car les boches ont mis l’incendie à ce qu’avait laissé le bombardement ; parmi les décombres on voit des débris de meubles et d’ustensiles de cuisine ; c’est une vision épouvantable et je bénis la Providence d’avoir épargné à nos contrées l’invasion de ces barbares sans pitié.

    Je m’arrête ici, car la place me manque, en vous serrant cordialement la main. Bien des choses, de ma part, à votre maman. Recevez, monsieur Legendre, en même temps que ma reconnaissance, mes sincères salutations. H. Corbin.

    Soldat au 113e d’infanterie, 5e Cie, 2e escouade secteur postal n°9. »

    Que d’horreurs ces ruines amoncelées dans les pays envahis. Et comme, en effet, nous pouvons remercier la Providence d’avoir protégé nos pays d’une invasion !

    Ce matin – à 10 h – à la paroisse de Vienne – je vais au service de M. Édouard Girard[3], tué à l’ennemi à la fin de mars.

    Aujourd’hui pas de nouvelles de Charles.

    Je vais ce soir à l’ambulance ; je veille à la salle 2. Comme le pauvre petit Gouard a mauvaise mine ! Pauvre petit sergent.

    [1] M. l’abbé Labbé.

    [2] Entrepreneur de menuiserie, rue Munier, 27, en Vienne, Blois.

    [3] Fils de M. Girard, ancien receveur d’octroi de la Sourderie, concierge du cimetière de Vienne (demeurant rue Munier, 17).