• 17, 18 et 19 juin 1915

    17, 18 et 19 juin 1915

    [17 juin]

    « Chitenay, le 16 juin 1915

    Cher monsieur, m’écrit Tardy

    Je vous remercie du plus profond de mon cœur pour votre bonté en venant me voir, seulement j’ai été désoler de ne pas avoir pu être plus à vous, cela m’a fait grand plaisir de vous voir et croyez que j’en ai été très touché ; enfin espérons que la prochaine fois il n’y aura pas ces fâcheuses cérémonies[1] et nous aurons plus de temps à nous pour causer un peut. J’espère que les photos de votre neveux sont biens réussi, je vous serais biens reconnaissant de m’en faire parvenir une cela me fera plaisir et cela sera un souvenir de Chitenay.

    Veuillez m’envoyer l’adresse de M. Mesnil, je ne m’en rappelle plus et je voudrais biens lui écrire. Je vais toujours biens et je suis toujours bon garçon. Recevez, monsieur, ma sincère amitié.

    René Tardy. »

    La nouvelle est parvenue à Blois, ces jours derniers seulement, de la mort survenue le 28 août dernier, de Jean Gervaise, tué à l’ennemi.

    Bon et brave garçon, très simple, Jean Gervaise qui était très aimé, et que je connaissais bien, laissera un souvenir durable et de sincères regrets. Pauvre Jean ! Encore un tombé pour la France !...

    Pas encore de nouvelles de Charles !... Espérons !...

    [18 juin] La bonne maman Latrasse, de Gy, par Saint-Parize-le-Châtel (Nièvre) m’envoie une carte : « Le château de Limoux » :

    « Gy, le 15 Juin.

    Cher monsieur, me dit-elle.

    Je fait réponce à votre carte qui ma fait grand plaisir, mais ce pauvre petit Charles et reparti enfin j’espère qu’il reviendront bientôt avec mon cher Jean[2] afin qua Gy nous puissions nous réunire faire une bonne fête tant qua Jean il va de mieux en mieux.

    Recevez cher M. de toute la famille nos plus respectueuses amitiés.

    Latrasse. »

    Cette bonne maman Latrasse, comme l’appelle Charlot !

    Elle est de ces gens simples, bons par nature et droits.

    Espérons – oh oui ! – qu’avec Charlot, avec Jean, Joséphine, Berthe, Louis[3], et moi, la guerre finie, nous nous réunissions sous le toit hospitalier de Gy, en ce joli pays du Nivernais, dans la joie du retour, de la santé et de la victoire. Ce sera une petite fête toute familiale, en un cadre idéal, et entre braves gens.

     

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    Blois.- L’église Saint-Nicolas.- 6 Fi 18/489. AD41

     

    Ce matin, en l’église Saint-Nicolas, est célébré un service pour le repos de l’âme de Pierre Dillard, lieutenant de vaisseau, mort en héros pour la Patrie, aux Dardanelles. J’y assiste avec Robert. M. le vicaire général Montagne, directeur de l’école Notre-Dame des Aydes préside et célèbre le Saint-Sacrifice de la messe. Il prononce une touchante allocution, exaltant les mérites, les vertus, l’héroïsme simple du jeune et vaillant officier de marine, qu’un avenir brillant attendait et – toujours aimable, toujours souriant – était aimé de tous. M. le vicaire général donne l’absoute, et la nombreuse assistance défile devant la famille douloureusement et glorieusement éprouvée. Une parcelle de gloire auréole cette famille, apportée par un des siens, des plus aimés et des plus jeunes ; il a donné sa vie, vaillamment, pour la France, il recevra – que dis-je ? – il a reçu la gloire éternelle.

    Pas encore aujourd’hui de lettre de Charles.

    Mon Dieu ! S’il était malade ? S’il était blessé ? Dangereusement blessé ? S’il était prisonnier ? Le pauvre petit ! Lui, qui vient d’être malade, aux mains des brutes, des barbares !...

    Non ! Je ne veux pas penser à cela, et je veux croire qu’actuellement – au plus fort du combat – il ne peut ni me faire parvenir ses lettres, ni recevoir les miennes. Je veux espérer ! Cependant je ne peux défendre de sincères inquiétudes et de mortelles angoisses.

    [19 juin] Les nouvelles du front sont terribles. Les combats sont d’une violence extrême ; rien que sur le point de Neuville-Saint-Vaast, 300 000 obus (vous entendez bien 300 000 obus !) ont été lancés par nous, en un jour, ce qui nous a permis de prendre… quelques tranchées. Reims a été, à nouveau bombardé.

    Les Russes ont encore un peu avancé, ont fait 8 000 prisonniers !...

    René Daveau m’écrit pour aller passer la journée de dimanche prochain à Candé.

    « Nous sommes très peinés, m’écrit-il, de ne pas avoir de nouvelles de ce pauvre Charlot. Voilà assez longtemps que je n’en ai pas eu non plus, je commence à trouver le temps long, car, voyez-vous, tout le monde de la maison, s’intéresse à lui ; voilà pas mal de cartes que je lui envoie, il ne m’a pas encore répondu ; je crois que ce pauvre Charles a dû être évacué sur une infirmerie quelconque, pour que vous ne puissiez pas avoir de nouvelles, car sans cela, je pense qu’il vous écrirait correctement.

    Enfin j’espère toujours le voir revenir à Candé ; espérons qu’il revienne car chez nous nous sommes tous inquiets de ce pauvre Charles.

    Donc, cher monsieur, si vous avez des nouvelles de Charlot, faites-nous les parvenir, vous seriez très aimable car je serais heureux de savoir s’il est malade ou non.

    … Le neveu n°3 vous la serre cordialement

    René »

    Enfin ! Enfin !! Ce soir, à 3 heures, m’arrive à la fois, 2 lettres de Charlot. Victoire ! Victoire !! Quelle joie, 2 lettres de Charles !! Je me hâte de les décacheter, vous pensez !

    Voici la première écrite sur du papier de tenture à dessins voyants et vernis, l’enveloppe porte le titre : « J. Huyghebaert Van den Berghe, Nieuport » Décachetons-la vite !

    « Nieuport le 13 juin 15

    Cher monsieur Paul

    J’ai reçu votre lettre qui m’a fait grand plaisir et je vous remercie bien d’avoir mis la lettre de votre sœur, je vois que je trouve des amis un peu partout. Vous me demandez si j’ai du tabac, j’ai celui qu’on nous donne, 2 sous la brouette, il n’est pas fumable ; enfin je commence à m’y habituer, il faut bien s’habituer un peu à tout. J’ai trouvé ce papier à Nieuport, je n’ai que celui-là, et vous savez les marchands ne viennent pas sur le front. Je suis content quand je reçois une lettre de vous, surtout que vous me parlez un peu de tout. Vous me dites que Mme Legendre est souffrante, c’est, sans doute, sa jambe qui la fait toujours souffrir. Enfin souhaitez bien le bonjour à Mme Legendre, ainsi qu’à Robert, à Kiki[4], enfin à toute la petite famille[5]. J’attends de vos nouvelles tous les jours. En attendant de vous revoir, je vous serre cordialement la main.

     

     

    Viard Charles, fusilier marin

    Croquis1

    Bien le bonjour à Candé

     

    Le petit croquis existe sur la lettre.

     

     

    Voici la seconde lettre :

    « 1er étage en descendant dans la cave

    15 Juin

    Cher monsieur Paul

    J’ai reçu le petit colis qui m’a fait grand plaisir, mais vous en avez mis 2 fois de trop, ça vous a coûté trop cher. Je vais le partager avec Pierre.

    Je suis content que vous vous amusiez bien avec Robert. En effet je vois que vous allez souvent à Candé. Ah ! Si j’étais là ! Je me promènerais avec Robert et nous ferions de bonnes balades !

    Vous me parlez d’escargots, ça c’est louche. Je me doute de quelque chose ; pour moi c’est Robert qui fait l’amour à Melle Marthe. Ah ! Faudra veiller à ça, faudra que j’en parle à Jeanne. Enfin amusez-vous bien. En ce moment je ne suis pas très bien portant, je crois que je vais avoir une rechute de la fièvre, cela me fait dépit. Je n’ai pas encore passé la visite, mais je vais passer la visite demain, et, vous savez, il faut que je sois rudement malade. Votre sœur m’a envoyé un petit colis, il m’a fait grand plaisir, c’est une bonne personne et je l’en remercie de tout mon cœur. »

    Puis sur la même lettre voici une autre date

    « 16 Juin

    J’ai passé la visite ce matin, exempt, et au lait ; moi qui ne peux le sentir, ça va bien aller. Pas autre chose à vous dire pour le moment et je finis en vous embrassant.

    Bien le bonjour à Mme Legendre. »

    Puis sur la même feuille, voici une lettre pour Robert.

    « Mon cher Robert

    Je te remercie bien de ton petit mot et qui m’a fait grand plaisir. Je n’ai pas eu le bonheur de te connaître, mais j’espère que la guerre ne durera pas trop longtemps, pour que nous fassions connaissance. Continue à faire de bonnes promenades avec l’auto, à seule fin que tu deviennes un maître-chauffeur.

    Ton ami qui te serre cordialement la main. »

    Puis au revers pour moi :

    « Bien le bonjour à toute la famille de Candé et dites-leur qu’ils me gardent des escargots, qu’ils les mettent en conserve. »

    Voilà deux bonnes et joyeuses lettres qui montrent assez, s’il est souffrant, que son moral est toujours le même : gai, enjoué, philosophe, bon enfant. Je suis dans la joie d’avoir, enfin des nouvelles et des bonnes. Ce qui prouve qu’il ne faut jamais se désespérer ! Vive Charlot !!

    [1] Oh ! oh !! fâcheuses cérémonies ! La remise d’une médaille militaire et la confirmation !!! Tardy appelle cela des fâcheuses cérémonies !

    [2] Son fils, actuellement en convalescence d’une blessure légère reçue à la guerre.

    [3] Ses enfants.

    [4] Mon chien, un petit fox-terrier.

    [5] Les chats, 2 siamois : Sada et Mouton, les poules, etc…