• 12 et 13 juin 1915

    12 et 13 juin 1915

     

    [12 juin] Les combats sont âpres et cruels sur tous les fronts. Cette guerre durera encore de long mois ! de très longs mois !!

     

    « Sarlat, le 7 juin 1915

    Cher ami, m’écrit « le général » Gervois,

    Je reçois à l’instant votre aimable carte, quant à celle du 15 courant je n’ai rien reçu car je ne manquerais pas de vous répondre, je vous estime de trop ; depuis le 5 mai je n’avais plus eu de vos nouvelles. Enfin je suis très heureux de vous savoir en bonne santé. Quant à moi je vais assez bien quoique je ne sois plus jeune. Enfin que voulez-vous toujours courage et avec espoir d’avoir la fin de cette terrible guerre et que le Bon Dieu me ramène sain et sauf pour donner toute l’affection à ma femme et à mes enfants que j’aime tant. Quant à mon vieux jeune copain Charles je n’en reviens pas qu’il soit déjà parti au front. Espérons qu’il en reviendra le plus vite possible.

    Quand vous me répondrez, donnez-moi votre avis sur la fin de cette maudite guerre.

    J’ai écrit à Dorival et Mme Thibaudier, il y a environ 15 jours et pas de réponses. Donnez-moi son adresse à mon cher Anatole, et le bonjour à ces dames que je n’oublie pas, ainsi qu’aux anciens copains.

    Croyez – cher ami – à mes plus sincères amitiés.

    Paul Gervois

    110e de L. 25 Cie Sarlat (Dordogne) »

     

    Tardy m’envoie un petit mot de Chitenay avec une vue du château sur la pièce d’eau.

    Marcel Perly m’écrit des tranchées de l’Argonne où il est et me dit – entre autres choses – que son frère Joseph et lui sont en bonne santé. C’est le principal.

    Le bon Darras, qui ne m’oublie pas décidément, m’envoie une carte représentant le château de Saige à Pessac (Gironde), il y ajoute :

    « un ami qui vous serre cordialement la main.

    Paul Darras. »

    Mon gros et bon Charlot m’écrit chaque jour, voici sa lettre reçue aujourd’hui :

    « Les Dunes, le 9 juin 15

    Cher monsieur Paul

    Aujourd’hui j’ai passé la visite, j’ai un œil brûlé par le sable, j’ai fait prendre ma température, j’avais 38°, exempt de service.

    Je n’ai encore pas reçu de vos nouvelles, c’est vrai, c’est loin, il faut bien compter 4 jours pour recevoir une lettre. Je suis dans le même bataillon que Pierre et nous nous voyons toute la journée. Le fils de Mme Gérardin m’a réclamé dans sa compagnie et je pense y aller, c’est une brave dame ; j’ai entendu les copains qui disaient que le lieutenant c’était un brave homme et j’espère lui prouver ma reconnaissance au cas où il viendrait à être blessé en prenant l’offensive, comme ça peut arriver d’un moment à l’autre. »

    J’interromps ici la lettre de Charles ! Belle phrase que celle-ci ! Le cher enfant « espère prouver sa reconnaissance à son lieutenant, au cas où il viendrait à être blessé en prenant l’offensive, comme ça peut arriver d’un moment à l’autre ! » C’est bien là le brave Charles au bon cœur, au dévouement sans bornes. Mais moi, le connaissant, cela me donne de terribles inquiétudes. Je le vois, sous le feu de l’ennemi, allant relever son lieutenant blessé, au risque de sa vie, méprisant l’ennemi et la mort, comme cela lui est arrivé déjà cet hiver à Dixmude, en allant relever son capitaine. Âme de brave ! Âme de français !! Et c’est tout dire…

    « Le lieutenant et mon capitaine, continue-t-il, ont encore été tués ; c’est malheureux, nous perdons plus d’officiers que de soldats, ils sont trop braves, et ils ne connaissent pas le danger. »

    Quel plus bel éloge que celui-ci ! L’éloge des chefs fait par un humble petit soldat. « Ils sont trop braves, dit-il, et ne connaissent pas le danger ! » et parlant ainsi de ses chefs, il s’oublie lui-même. Belle leçon d’humilité !

    « Écrivez-moi toujours à la même adresse, continue-t-il.

    Je pense que vous êtes tous en bonne santé, tant qu’à moi, je ne me fais toujours pas de bile et j’attends d’un moment à l’autre que nous prenions l’offensive générale ; là ça ne sera plus la vie de tranchée et on pourra toujours voir son homme venir, et la guerre sera bientôt terminée.

    Je ne vois plus grand-chose à vous dire que j’attends de vos nouvelles.

    Bien le bonjour à Mme Legendre, ainsi qu’à Robert.

    Votre neveu à la mode de France qui vous serre cordialement la main.

    Viard Charles. »

    Quelle belle, bonne et noble lettre, écrite sans façon, parce que écrite avec tout son cœur ! Mais aussi quelles angoisses fières et douloureuses elle me donne à la fois ! Quelles terribles épreuves le cher enfant doit-il endurer ! Pauvre petit !!

    [13 juin] Robert et moi, à bicyclette, nous allons à Chitenay. Il y a deux belles cérémonies : patriotique et religieuse ; la remise de la médaille militaire au brave Picault et la confirmation.

    Nous allons jusqu’à l’ambulance 43 où je vois et félicite le brave Picault. Les blessés que je connais sont peu nombreux, ce n’est pas comme au temps du « petit »[1] ; il n’y a plus guère que Tardy.

    La cérémonie a lieu à 3 h sur le petit mail derrière l’église. Les monuments municipaux, ainsi que quelques maisons, sont pavoisés aux couleurs nationales. Il y a une petite assistance, malgré les travaux des champs : le conseil municipal, M. le marquis de Pothuau qui prend force photographies ; madame la marquise, la face à la main, qui à Chitenay, comme en pays conquis, donne des ordres, commande à tous, aux autorités civiles et militaires (elle considère Chitenay comme sa chose) ; M. Ernest Petit, le châtelain de la Cocherie ; M. Miron de l’Espinay qui est souriant et aimable pour tous ; Mme Fayard la dévouée infirmière de l’hôpital 43 ; le Dr Bigot ; la jeunesse de Chitenay ; les petits garçons et les petites filles de la confirmation, brassards au bras, drapées de voiles blancs ; les jeunes filles de la congrégation de la Sainte Vierge ; tous les éléments y sont représentés.

     

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    Festival de Chitenay.- Le Défilé.- 6 Fi 52/3. AD41

     

    Le commandant de recrutement Destenay, de Blois, fait ouvrir le ban ; le clairon et le tambour de la société de gymnastique « l’avenir de Chitenay » ouvrent le ban ; son drapeau, porté par un jeune gymnaste, abrite de son ombre le vaillant décoré.

    Le commandant Destenay lit la citation 

    « La médaille militaire est conférée au soldat H. Picault. Bon soldat, zélé et dévoué, a été blessé grièvement le 28 août 1914, en s’acquittant d’une mission d’agent de liaison, sous un feu violent. A été amputé du bras gauche ».

    Il épingla ensuite la médaille militaire sur la poitrine de Picault et lui donna l’accolade.

    Les applaudissements se firent entendre.

    Un petit garçon de l’école de Chitenay, une petite fille, madame de La Motte Saint-Pierre, apportèrent à Picault, des bouquets de fleurs, d’énormes brioches. Un petit garçon lui récita un compliment et, ne s’en souvenant plus, resta en panne ; un ami de Picault, M. Delépine, soldat infirmier à l’une des ambulances de Blois, récita la poésie suivante, de sa composition :

    Au soldat Picault

    Nous n’avions pas besoin, soldat, que ta poitrine

    Portât cette médaille, pour te remercier,

    Car ta belle jeunesse, ici, fait qu’on devine

    Que c’est par un obus que ton poignet fût scié !

    Tu pourras maintenant passer devant le monde.

    Si « manchot » l’on t’appelle, eh bien, redresse toi !

    Montre aux indifférents la blessure profonde,

    Que te fit le Prussien en défendant nos toits.

    La « horde » a mutilé les meilleurs de nos hommes,

    C’est pour mieux les marquer devant l’Humanité ;

    Devant Dieu, car c’est pour qu’au jour de paix on nomme

    Ceux qui, seuls, auront droit à la félicité !

    O gloire, gloire, ami, pour ton vaillant courage !

    Avant que de combattre tu fus inconnu,

    Mais lorsque le devoir te guida, dans ta rage

    Tu devins le modèle des nobles vertus.

    C’est le pays entier qui ce jour t’environne,

    Et l’écho de ton nom résonne à l’horizon ;

    Les fleurs de notre été te forment des couronnes

    Et ton souvenir plane dans chaque maison.

    Tu resteras pour nous, petit soldat de France,

    L’exemple du guerrier des civilisations,

    Et ce petit ruban fait de reconnaissance

    N’efface pas en nous, pour toi, l’admiration !

    12 Juin 1915

    Un brave homme du pays crut devoir apporter la note comique en disant, très sérieusement, un petit discours de sa composition.

    La cérémonie fut terminée.

    À 3 h 30 arrivait monseigneur l’évêque assisté de son vicaire général M. le chanoine Montagne.

    Comme beaucoup d’évêques de France, monseigneur est privé de son domestique[2], aussi est-ce lui qui se met, lui-même, sur sa tête sa mitre, pendant que son vicaire général entre à l’église porter les objets sacrés nécessaires à l’administration du sacrement des forts, et tandis que son chauffeur lui passe sa crosse. C’est de la guerre !

    Monseigneur passe entre la haie des blessés, adresse un mot à Picault. À la porte Sa Grandeur est reçue par M. le curé de Cormeray[3] – M. le curé de Chitenay[4] étant mobilisé à la guerre – assisté de M. l’abbé Berthier[5] et M. l’abbé Rabier[6]. Monseigneur entre dans l’église, s’agenouille à l’autel, puis monte en chaire. M. l’abbé Rabier fait un rapport très détaillé sur les œuvres de la paroisse de Chitenay et monseigneur, ensuite, prononce une longue allocution. L’église est remplie et la foule est dense.

    L’allocution terminée nous sortons. Nous achetons des cartes chez la buraliste, Mme Pothée, qui me demande des nouvelles de Charles, mon neveu ; il a laissé, ici, la meilleure impression. Nous allons à l’ambulance faire nos cartes, dont deux pour Charles et pour Pierre

    « Oh ! des cartes de Chitenay ! »

    Quelle joie ce sera pour eux ! Les pauvres enfants ! À l’ambulance il n’y a personne, tout le monde est aux vêpres.

    Nous rentrons à Blois par le Fay, Seur (les vignes sont en fleurs ; dans les champs, malgré le dimanche, hélas ! des gens rentrent les foins ! mais quelle délicieuse senteur par cette chaleur saine de juin !). Nous revenons « à la fraîche » par l’idéale allée de Seur, en forêt, toute dentelée de fougères, parée de mille fleurs des bois, les mûres, les millepertuis, les petites clochettes bleues, les pâquerettes, la menthe sauvage, toute la flore et toutes les variétés.

    Nous rentrons enivrés de toutes ces senteurs et de toute cette belle nature.

    [1] Charles.

    [2] Il est à la guerre.

    [3] M. l’abbé Cordier.

    [4] M. l’abbé Moreau.

    [5] Professeur d’allemand à Notre-Dame des Aydes.

    [6] Aumônier de l’ambulance 43 de Chitenay et de la communauté de l’Espérance de Blois.