• 20 et 21 janvier 1915

    20 Janvier et 21 Janvier

    La nouvelle parvient en France d’un raid de « zeppelins » et d’avions allemands sur l’Angleterre, bombardant les villes de Yarmouth, Sheringham, King’s Lynn, causant certains dégâts, tuant quelques personnes inoffensives. Et c’est à cela que servent les « zeppelins » ? C’est sauvage et c’est tout.

    Un de ces jours, vous le verrez, ils viendront au dessus de Paris la nuit et bombarderont sottement, sans rime ni raison militaire le Louvre, l’Élysée, le Sacré-Cœur, Notre-Dame, l’Opéra. Ils s’attaqueront à tout ce qui nous touchera le plus au cœur, visant l’effet, n’opérant dans ce genre de brigandage que pour exalter de joie la galerie teutone. Tristes gens !

    Je reçois une lettre de Mgr Bolo, toujours aussi gai, aussi enjoué.

    « 25 Déc. 14

    Bien cher ami

    Quel bon et précieux ami vous êtes ! J’étais justement en peine pour les souvenirs[1] de 1ère communion. La Providence vous a inspiré ! Les autres images ont été reçues également avec avidité. Nous avons eu une fête très bien réussie. Le nombre des Premiers Communiants et aussi – et surtout – des communiants tout court, à dépassé toutes mes prévisions. Il a fallu dire deux messes de communion dans la grande salle d’armes, qui était – d’ailleurs – trop petite pour la 3e. Musique, chants, etc. Après-midi un superbe brick[2], mâté dans toutes les règles, apporta une cargaison de pipes, couteaux, pochettes, carnets, blagues, savons, cigares, tabac…tout l’équipage émerveillé a tourné autour de cet opulent-bazar. L’affiche avait excité une curiosité intense. À l’énumération de tous ces objets elle ajoutait – en effet – : des machines à écrire (des plumes), des machines à coudre (des aiguilles), des gravures marquées à l’estampille de l’État (des timbres oblitérés), enfin elle annonçait que chacun s’en irait muni d’une machine à plumer les poulets !

    Un grand diable de charpentier, bègue par-dessus le marché, était chargé d’annoncer les lots parmi d’innombrables facéties. On a chanté des chansonnettes qui n’étaient pas pour Enfants de Marie, il est vrai ; mais qui ont fait tordre matelots, officiers et l’amiral lui-même, car tout l’état-major était là. À la fin le Commandant en faisant acclamer l’Aumônier à pensé sans doute à tous ceux dont il était le simple organe de transmission, à vous par conséquent, pour une bonne part.

    Je ne suis pas étonné que vous soyez sorti indemne de votre auto brisée. Voyez la vie : qui aurait dit que de nous deux, c’est vous qui auriez à courir le plus grave danger !... Nous venons de remarquer un sous-marin à portée de l’ennemi. On a perdu « Le Curie » à Pola, on a failli perdre «  Le Cugnot » à Cattaro. (Cattaro voila un joli nom de chat, et Pola de chatte). Nous nous arrêtons où nous charbonnons, tantôt à Salonique, à Navarin, à Pylos, à Draganesti, derrière Ithaque. On mouille quelquefois le jour, mais aussitôt la nuit venue il faut se remettre en route et marcher jusqu’au jour, à cause des torpilleurs et sous-marins ennemis. De temps en temps on canonne quelqu’un ou quelque chose. On fait quelques prisonniers… et ce sera ainsi – paraît-il – jusqu’à la fin, sauf cet imprévu qui a failli nous envoyer il y a un mois au Cap Horn, et qui n’a pas dit son dernier mot.

    Avez-vous des nouvelles de la Chaise ? Si je vous voyais chaque fois que je pense affectueusement à vous, nous serions bien souvent ensemble.

                                                                                         Signé : H. B. »

    Mgr Bolo est la gaieté même. Certes il n’engendre pas la mélancolie et je comprends l’amiral de l’avoir fait acclamer par les matelots ! Vive l’aumônier !!…

    Sa Sainteté Benoît XV vient de nommer évêque de Gap, M. l’abbé de Lobet, vicaire général de Perpignan. C’est le premier évêque français nommé par Benoît XV depuis son élévation au Pontificat.

    Je vais ce soir à l’ambulance et on me donne encore la garde de toute la salle 3 – douze malades – pour toute la nuit. J’accepte avec beaucoup de plaisir ; je préfère rester douze heures de veille avec du travail, que six heures de veille sans travail.

    M. Chavane restera donc seul aux salles 1 et 2. Mon petit fusilier a moins de fièvre, 37 et 38°, alors qu’il avait 41°, et, tous les jours, elle baisse. Le cher petit est très doux et patient. Je lui donne des journaux illustrés, il est ravi.

    Avant de commencer ma garde, la bonne petite religieuse me demande d’aller salle 4, auprès d’un brave jeune homme qui s’ennuie et a besoin d’entendre une bonne parole amie et de réconfort. La bonne petite sœur me mène auprès de lui et je suis heureux d’accomplir un acte de charité. Le pauvre jeune homme est couché, il commence à sommeiller même, mais il se réveille et nous causons. Il se nomme Cassau, est entrepreneur de maçonnerie à Carcassonne ; il a laissé là-bas femme, parents, entreprise. Il souffre d’une maladie de cœur et semble se frapper ; je m’efforce de remonter son moral et de le persuader que sa maladie – bien répandue – n’est pas grave, enfin je le quitte plus gai, plus confiant et plus dispos, en lui disant que je reviendrai le voir. Cher jeune homme ! loin des siens, une parole d’ami inconnu l’a ramené à l’espérance. Et, en descendant l’escalier, allant à ma salle 3, je pense à la noble tâche qu’ont ceux qui restent au pays : consoler ceux qui pleurent, aider ceux qui souffrent, guérir les malades, soulager les pauvres, donner des paroles de réconfort, prodiguer les soins, les conseils, les services de tous genres, être à tous. Ceux qui restent, et ceux qui le peuvent, doivent comprendre cette noble tâche ; leur place est aussi utile que celle du défenseur sur le front ; l’un et autre prennent une part à la défense de la patrie…

    Dans la salle 3 – parmi les blessés des autres salles, qui sont là et bavardent – j’aperçois Sergent. Ce pauvre Sergent (autrefois à la salle 2) et auquel j’ai donné tant de tasses de lait chaud lorsqu’il était si malade ; il nous a donné bien des inquiétudes. Le voilà hors d’affaire ! Tant mieux. Enfin à 9 h chacun regagne son gîte et son lit. J’éteins le gaz et je souhaite une bonne nuit à tous. Ma garde commence.

    Toute la nuit, avec ma petite lampe pigeon, comme fait la bonne petite sœur, je passe auprès des lits, m’informe si on dort, rabat un drap, rive une bordure de matelas, distribue des tasses de lait ou de tisane pectorale chaude (cette tisane a du succès) ; toutes les deux heures je mets de la glace sur le ventre de mon petit malade, je lui donne à boire, je lui passe le vase et le désinfecte (suivant les prescriptions) en raison de sa maladie contagieuse. Le pauvre petit ! Il est content de rencontrer des soins et des visages souriants. Un pauvre malade est tellement en sueur, que vers le milieu de la nuit, la religieuse et moi, nous lui changeons de gilet et de chemise ; le pauvre homme semble assez malade.

    Vers 1 heure du matin, un violent coup de sonnette retentit à la porte du concierge, et j’entends un bruit d’auto ; je me dis que ce doit être des blessés qui arrivent. En effet la bonne petite sœur vient et me dit qu’on est venu prévenir de l’arrivée de cinq malades (car il n’y a que 5 lits de libres) et – en arrivant – il va falloir commencer par les nettoyer. Je préviens la petite sœur que je l’aiderai. « Oh Monsieur ! Si vous saviez dans quel état de saleté ils arrivent les pauvres gens ! Ils ont jusqu’à de la vermine !... » – « Cela m’est égal, ma sœur, je vous aiderai, car vous ne pouvez pas faire tout cela seule. »…

    Cette bonne petite sœur est le dévouement incarné, la gentillesse de caractère même et le sourire toujours sur les lèvres. Quel puissant réconfort pour les pauvres malades ou blessés ! C’est le printemps au milieu de leur hiver ; c’est le rayon de soleil au milieu de la nuit. Ce sont des anges de charité ces bonnes servantes de Marie.

    J’offre donc mes humbles services, mais Dieu s’est contenté de mon offre toute spontanée, car une heure après la bonne petite sœur vient me dire que nous n’aurons pas les 5 malades annoncés ; Pilon, le chef-infirmier, arrive de la gare, il y a un contre-ordre, ils ont été dirigés sur une autre ambulance.

     

    6_Fi_306_00050

    [10e régiment, infirmier].- Souvenir de la guerre 1914 et 1915.- 6 Fi 306/50. AD41

    La nuit s’achève donc avec les soins habituels. Je lis un article de Pierre Loti sur « les fusiliers-marins à Dixmude » à mon petit fusilier ; il est très intéressé.

    Lorsque mesdames les Infirmières sont arrivées je quitte mes chers malades, à regret.

    Mesdames les Infirmières sont : Mademoiselle Barbier[3], infirmière-chef ; sœur Marcelle[4], des sœurs de St Paul de Chartres (de Vienne) et Mademoiselle Roche[5].

    Je dis au revoir à tous, à tous je donne une poignée de mains, ainsi qu’aux malades et blessés des salles 1 et 2.

    Je quitte l’ambulance à 8 heures. Il pleut à verse, cet hiver est à la pluie.

    [1] allusions à des images pieuses que j’ai envoyées pour les 1ers Communiants et les Communiants, le jour de Noël

    [2] [bateau muni de deux mâts]

    [3] quai St Jean, n° 24, Blois

    [4] rue du Point-du-Jour, 4 bis, Blois

    [5] rue du Puits-Châtel, 36, Blois