• 1er janvier 1915

    1er janvier

    L’année commence par une tempête. Le vent est déchaîné, la pluie fait rage. Est-ce un avertissement de Dieu ? Ce jour – habituellement consacré aux fêtes familiales – se passe dans le calme le plus complet. Tout est triste. Pas d’aubades de pompiers à l’aurore ; pas de gamins joyeux qui, tirant les sonnettes, viennent offrir leurs souhaits intéressés ; pas de fonctionnaires graves et officiels qui vont présenter leurs vœux à leurs supérieurs ; pas même d’inévitables poivrots ; pas d’habituelle avalanche de… palmes académiques (il est des gens, et j’en connais, qui vont en faire une maladie) ; pas de carte de visites ; pas de congratulations… toujours fausses ; pas de visites… partant pas de tasses de thé, pas de petits gâteaux, pas de nuages de lait dans les tasses « en vieux chine »... de la rue Drouot, pas de patinage… rien, rien, « absolument rien, chère madame !… pas – ou peu – de dégustation de gâteaux et de fondants au chocolat… partant pas de maux de dents… les dentistes… pas sur les dents ! Pas de dîners… partant pas de sauces tournées ; pas de réceptions, pas de mariages – même à l’horizon lointain – hélas !... partout rien à dire… de mal… sur le prochain. Aucune réception nulle part ; ni Mgr l’évêque, ni M. le préfet, ni M. le curé, ne reçoivent. Ce jour est d’une tristesse infinie.

     

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    Bonne année.- Carte patriotique.- 1 J 476/9. AD41

     

    Et – pour nos étrennes – aucune bonne nouvelle nous vient du théâtre de la guerre : un bon coup, une avancée sérieuse, une victoire entraînante, la fuite éperdue des Prussiens, leur déroute, leur défaite. Voilà ce qu’il nous aurait fallu – comme étrennes. Non ! rien de tout cela. L’incertitude, l’angoisse, seules nous restent. «  La victoire l’aurons-nous ? J’en doute ! » me disait un blessé, à l’air très intelligent, l’autre nuit à l’ambulance. Et ce blessé arrive de la guerre, il a vu l’action de près. « C’était au début, Monsieur, continuait-il, qu’il fallait empêcher les Allemands de pénétrer chez nous. Aujourd’hui nos troupes sont vieillies, les leurs aussi, mais si vous voyiez leurs armements innombrables et qu’ils perfectionnent sans cesse. Songez qu’ils occupent sept départements français ! Nous les usons, c’est entendu ; mais ils nous usent aussi. Nous faisons des vides effrayants dans leurs rangs, ils en font dans les nôtres. La guerre restera là où elle est, je le crains, et alors elle finira faute de combattants des deux cotés. La paix ? Nous l’aurons et à quel prix ! Et dans de quelles conditions !!… »

    Toutes ces paroles du cher blessé, qui a vu, qui a pu comparer, qui revient de la bataille, me sont revenues en cette journée de tristesses.

    Puissent-elles ne pas être réalisées, mon Dieu ! Le cher blessé le souhaite aussi. Mais envisager les choses comme elles sont, ce n’est pas semer le découragement. Au contraire ! Et si nos gouvernements avaient –franchement – envisagé l’état de notre défense, au lieu de faire « chez nous » de mesquines vexations aux bonnes sœurs, aux religieux et aux curés, les Prussiens ne seraient pas entrés en France et sept départements français ne seraient pas martyrisés – à l’heure actuelle – par les barbares. Il faut entendre les soldats qui reviennent de la guerre, il faut lire les lettres qui parviennent des départements envahis, et – qu’ici même – j’enregistre, impartialement, au fur et à mesure qu’elles me sont envoyées, pour se faire une idée de la situation. Ce n’est pas dans les journaux, aux communiqués officiels et officieux qui ne disent rien, aux articles de tête gonflés du même vent, qu’il faut chercher la vérité. Il faut la trouver ailleurs, où elle est : chez les témoins.

    Tout cela, infiniment triste, me revient en cette journée du 1er janvier. Et tandis que – de ma fenêtre – je vois passer des groupes de braves jeunes gens de la dernière classe arrivée de 1915, habillés… je vous le donne en cent… je vous le donne en mille… habillés en pompiers de campagne, je ne peux m’empêcher de penser, enfin, tout de même ! que nous n’étions pas prêts, puisque nous n’avons même pas de quoi habiller tous nos soldats. Allons voyons ! Cette histoire des habillements de pompiers est comique, elle le serait plutôt si elle n’était si triste. Elle l’est forcément.

    C’était – il y a deux mois peut-être – ordre fut donné d’aller par les campagnes ramasser tous les uniformes des pompiers des communes, afin d’en habiller nos soldats. Des autos partirent dans toutes les directions, firent des rafles de vareuses, de képis et de culottes, les tailleurs mirent tout cela au point, ou plus ou moins, et voilà comme quoi – deux mois après – nos jeunes soldats de la classe 1915 sont habillés – pour leurs étrennes de la nouvelle année, d’un pantalon gros bleu à passepoil rouge sur la couture ; d’une petite tunique courte ou d’une vareuse noire, à passepoil rouge, à col tantôt en drap de même couleur, ou de velours noir ou de drap rouge, avec –les uns– une grenade rouge – les autres le n° du régiment, le tout agrémenté de boutons de cuivre qui brillent comme de l’or – sur lesquels – je gage – doit encore être inscrit les noms de la compagnie de sapeurs pompiers ; et enfin le chef recouvert d’un képi quelconque caché de la petite enveloppe gros bleu ; le tout sans ceinturon et sans baïonnette, sans gants. Et voilà l’uniforme de nos troupes de la classe 1915 !...

    La classe des pompiers !...

    Tout cela indique-t-il que nous étions prêts et que nous avons de tout ? Tout cela provoque les rires des gens, forcément, et par cela même est profondément triste.

    Ainsi se passe le « 1er de l’an » 1915 !