• 16 janvier 1915

    16 janvier

    Je vais ce matin – à 8 heures ½ – aux obsèques du pauvre cher soldat Benjamin Audouard, mort à l’ambulance de l’école normale la nuit où j’étais de veille. Son père et sa mère, ainsi que ses frères, sont là. Les pauvres gens ! Cinq de leurs garçons sont à la guerre ; c’est le second qui meurt au service de la patrie, deux autres sont dans les tranchées, un autre est à son dépôt et va partir incessamment.

    La cérémonie a lieu à la cathédrale. Le conseil d’administration de l’ambulance, des infirmières, les petites sœurs qui l’ont veillé, un détachement de soldats accompagnent. Je suis jusqu’au cimetière à la sortie du champ du repos, je me fais un devoir d’adresser quelques mots aux pauvres parents, sur les derniers instants – auxquels j’ai assisté – de leur fils. La mère – en petit bonnet nantais – le père – en costume des dimanches – me disent qu’ils sont de Légé (Loire-Inférieure), dans la Vendée ; ils retournent au pays le cœur brisé de douleur et dans l’angoisse de savoir leurs trois autres fils à la guerre.

    Pauvres braves gens !

    Berthe nous écrit que Robert est entré – comme aide-ajusteur, pour le temps de la guerre – à la Cie générale des omnibus. Il doit être rendu à 6 heures ½ – le matin – aux ateliers situés à l’extrémité de la rue d’Allemagne, et ne sort – le soir – qu’à 7 heures. Le pauvre petit va trouver cela dur ! Il s’y fera comme on se fait à tout.

     

    omnibus

    Autobus de la Compagnie générale des omnibus.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (216)

     

     

    État civil des ambulances pour la semaine :

    Le 9 Janvier 1915 : Auguste Augereau, 27 ans, soldat au 11e groupe spécial (rue Franciade).

    Le 11 Janvier : Charles-Georges-Amédée Delaître, 20 ans, soldat au 135e régiment d’infanterie (au collège).

    Le 14 Janvier : Benjamin-Armand-Alexandre Audouard, 20 ans, soldat au 135e régiment d’infanterie (avenue Paul-Renaulme).

    Hier au soir je suis allé à l’ambulance voir mon petit fusilier-marin malade ; j’ai été heureux de constater que la fièvre avait décliné et d’apprendre que le Dr Ansaloni, qui le soigne avec beaucoup de dévouement, avait décidé de le garder. Je cause avec lui et le cher petit me dit qu’il est originaire de la Nièvre, qu’il n’a pas de parents, qu’il a été élevé par l’assistance publique, et qu’il s’était engagé dans les fusiliers (dont le dépôt est à Lorient) après avoir travaillé dans différentes fermes du Nivernais. Il n’est en relation – me dit-il – qu’avec M. le Directeur des enfants assistés de Saint-Pierre-le-Moutiers (Nièvre).

    Pauvre petit ! Seul !! Seul au monde !!! Il n’a connu aucune des joies de la famille, aucune des douceurs des parents ! Comme c’est triste !... et, à 17 ans, le cher petit fusilier s’est engagé pour servir la France ! Pauvre petit !

    Je remercie Dieu de m’avoir fait connaître ce pauvre petit déshérité et, puisqu’il est seul au monde, je vais m’efforcer de lui venir en aide et de lui ouvrir les bons conseils, les soins et les prévenances d’une nouvelle famille. Il n’avait pas de famille, Dieu lui en envoie une.