• 13 et 14 janvier 1915

    13 et 14 janvier

    Pas ou peu de nouvelles de la guerre. Attendons et armons-nous de patience. C’est le jour de mon ambulance. Lorsque j’arrive je trouve la salle 2 garnie, alors qu’elle était vide. Une des deux religieuses des servantes de Marie qui soignent les blessés la nuit vient nous trouver, M. Chavane et moi, dans la salle 1, où nous sommes ; elle demande le concours de l’un de nous, pour toute la nuit, pour veiller – salle 3 – un malade auquel il faut mettre de la glace toutes les deux heures sur le ventre, lui passer le vase plat assez souvent ; il a une assez forte fièvre et il faut l’empêcher de se lever. Vite j’offre mes humbles services que la bonne religieuse accepte. « Mais – dit M. Chavane – il est donc atteint des fièvres typhoïdes ? – Oui, on craint les fièvres typhoïdes. – Dans ce cas là c’est très dangereux… – Avez-vous des enfants, demande la religieuse à M. Chavane ? » Je prends part à la conversation « Vous avez des enfants, il y a du danger, vous ne devez pas y aller, dis-je. J’irai seul. – Mais vous serez fatigué de veiller seul ce malade, surtout s’il y a des soins si spéciaux à lui donner. –Mais non je ne serai pas fatigué ; s’il y a du danger d’approcher un typhique j’y vais. » Cependant nous décidons de nous relever mutuellement à 1 heure du matin. Je vois que M. Chavane, intérieurement, est effrayé ; il demande 2 blouses d’infirmier que la bonne religieuse nous remet. J’endosse ma blouse, me voici complètement infirmier. Le malade typhique se trouve dans la salle 3, au 1er étage. Je monte, M. Chavane me suit. Nous allons vers un lit situé dans un angle de la vaste salle où se trouvent 12 lits ; tous les malades ne sont pas encore couchés ; un bec de gaz éclaire au milieu. M. Chavane redescend aussitôt en me disant de le relever à 1 heure du matin. La religieuse me montre à mettre de la glace, à passer le vase plat et, comme les matières sont infectieuses de bien nettoyer les ustensiles et les passer à la liqueur de Van-Swieten à chaque fois.

    6_Fi_306_00054

    Ma Pitié.- Carte patriotique.- 6 Fi 306/54. AD41

    Cette petite religieuse d’une douceur d’ange, s’approchant des malades avec le sourire sur les lèvres, me dit qu’elle viendra, du reste, souvent pendant la nuit et que je n’hésite pas à l’appeler – car elle doit veiller les salles du 2e – autant de fois que je le voudrai. Mais je lui dis que je ferai bien tout cela, et de grand cœur, pour soigner ce cher malade. Une autre religieuse veille un pauvre blessé, trépané dans la journée, qui se meurt de la méningite. Je vais le voir. Pauvre garçon ! Étendu sur sa couche, la tête entourée de bandelettes, dans une petite chambre d’isolement, il semble souffrir, sa poitrine se soulève, ses mains se crispent, ses narines se dilatent ; il n’a plus sa connaissance ; c’est la fin. La petite sœur le veille en récitant son rosaire. Pauvre garçon ! Il s’appelle Audouard, est âgé de 21 ans ! Ses parents habitent le département de la Loire-Inférieure, aux environs de Nantes, ils ont été prévenus. Le pauvre jeune homme ne passera pas la nuit.

    Je reviens à la salle 3 et vais prendre ma garde auprès du malade – car cette salle est celle des malades et non des blessés – confié à mes soins pour 12 heures. Ce cher malade me semble tout jeune, et je lis son nom : Viard, au-dessus de son lit. À 9 heures je baisse le gaz ; tous les malades sont couchés, les uns dorment, les autres toussent, certains vont sur le seau placé à l’extrémité de la salle, car ils ont ou une bronchite, ou une pneumonie, tous ont de la diarrhée fréquente. Il en sera ainsi toute la nuit. Pauvres gens ! Comme ils paraissent fatigués et vieillis ! Seul mon petit malade semble tout jeune, et, en effet, sur son livret de fièvre (lequel marque 41c°5) – en m’approchant, je lis : 18 ans ! 18 ans !! Ce pauvre petit doit être, alors, un engagé volontaire. La bonne petite sœur vient faire un tour, elle éteint complètement le gaz, et elle m’apporte une petit lampe pigeon, avec laquelle j’irai toute la nuit, m’éclairant auprès de mon petit malade.

    Le cher petit est brûlant, cependant il sommeille. Toutes les deux heures, je lui mets de la glace, que je casse, dans un sac en caoutchouc, que je lui applique sur le ventre. Je m’efforce de ne pas le réveiller en lui mettant. De temps en temps je lui passe le vase plat, qu’il me demande, ainsi que l’urinoir ; je lui donne aussi du thé chaud, cela de temps en temps. La bonne religieuse vient presque toutes les heures, elle est très satisfaite de ce que je fais. « Eh bien, mon petit, dormez-vous ? » demande-t-elle au cher malade. « Dormez-bien. » et l’ange si pur de la charité, toujours souriante, passe entre les lits, avec sa petite lampe pigeon, elle se penche sur les malades : « comme vous avez chaud ! » puis à un autre « cachez-vous, mon ami, vous allez prendre froid, vous êtes en sueur ! » et elle donne des tisanes chaudes, du lait chaud. « Mettez votre manteau sur vos épaules, dit-elle, à un malade qui va sur le seau »… Quelle bonté ! Et quel dévouement ! Elle me donne, de temps en temps, des nouvelles du pauvre mourant. « Il est très bas. » Puis, un moment après « Le cœur bat mieux, la vie semble revenir. »…

    Ayant réfléchi qu’il peut y avoir du danger pour M. Chavane, puisqu’il a de la nombreuse famille, seul je dois rester toute la nuit. À 1 heure du matin je descends donc le trouver et lui fais part de ma décision. Il s’y soumet et je remonte vite prés de mon petit malade.

    L’autre moitié de la nuit se passe comme la précédente ; les mêmes soins sont donnés, les mêmes applications de glace.

    Vers 5 heures, la bonne religieuse vient me dire : « Le pauvre garçon est décédé ! ». Pauvre garçon ! Je sors quelques instants après et vais le voir sur son lit de mort. Les deux petites sœurs, aidées d’un infirmier, terminent sa toilette funèbre. Mourir ainsi, loin des siens, au printemps de la vie ! Quelle cruelle destinée ! Il me semble que son âme voltige dans cette petite chambre. Le corps, ce pauvre corps, émacié par la souffrance, est là, inerte, les bras pendants, la bouche entre ouverte, les yeux mi-clos. Quel douloureux spectacle ! Deux infirmiers arrivent avec la civière, ils y étendent un drap, le corps pantelant – qui se laisse aller – y est déposé ; en un tour de main, le drap est roulé autour du corps, et les deux hommes –pas à pas – sur le parquet qui crie lugubrement – emmène ce pauvre corps qui n’est plus rien, corps sans âme voué à la décomposition. Les deux petites sœurs suivent.

    Je retourne à ma salle et – au travers des vitres – par une fenêtre, je vois passer, dehors, dans la nuit, le funèbre cortège éclairé par la lueur falote de deux lanternes. J’aperçois le fantôme blanc, couché sur la civière, emmené vers l’amphithéâtre où il attendra le jour de son enterrement. Destinées ! But où, tous, nous allons !!...

    Bientôt quelques rayons du jour paraissent. L’angélus est sonné aux clochers de la ville. Les infirmiers arrivent, vont à leurs services. Mon petit malade se réveille. « C’est un petit gosse » me dit l’une des bonnes religieuses. Et c’est, en effet, presqu’un enfant ! Il est gentil, frais, très poli, avec une petite voix très douce. Il me dit qu’il s’est engagé il y a 15 mois – déjà – aux fusiliers marins ! Pauvre cher petit ! Engagé aux fusiliers marins, si jeune !! Il revient du front de Belgique il s’est battu vaillamment, a fait son devoir, tout son devoir. Quelle gentille petite figure ! On se sent prit d’affection pour ce cher petit homme ! Comme je remercie Dieu d’avoir accepté mon sacrifice de soigner un cher malade atteint de maladie contagieuse, et – en récompense – devant la spontanéité de mon offrande de moi-même – de me faire connaître un petit malade si gentil, si doux et si brave.

    Je quitte le cher petit à regret.

    Je lui dis que je viendrai le voir, prendre de ses nouvelles.

    Je dis au revoir aux chers blessés des salles 1 et 2 et je quitte l’ambulance.

    Il est un vrai plaisir à accepter le sacrifice et à soulager la souffrance. Saint Jean de Dieu priez pour tous nos chers malades et blessés.

    Ce matin – jeudi – je vais à l’enterrement de M. Vié-Buisson[1], que nous avions connu autrefois, qui – de libre-penseur qu’il était devenu – s’est réconcilié avec le Bon Dieu aux derniers instants. Il y aura plus de joie au ciel pour un pêcheur repentant, que pour un juste qui ne se repent pas. C’est l’enfant prodigue qui revient. Enfin ! comme dit le proverbe « Tout est bien qui finit bien. »

    [1] place Louis XII, 9, Blois