• 12 janvier 1915

    12 janvier

    L’abbé Perdriau m’écrit, ce matin, qu’il a des réfugiés à sa propriété du Gatz, à Ruillé-sur-Loir, dans la Sarthe.

    Je reçois ce soir une longue lettre de l’abbé Perly.

    « 8 – 1 – 15

    Bien cher ami

    Répondre longuement à votre lettre du 31-12-15 reçue ce matin 8 à Neuvilly, arrivée hier 7 à la formation à Auzeville, serait mon plus grand désir. Mais la difficulté que j’éprouve à écrire au fond d’une grange échappée aux ravages allemands, dans laquelle il nous est défendu d’allumer une pauvre bougie, me forcera à être bref, d’ailleurs ce sera aussi un peu la faute de mon libraire[1] qui m’a envoyé du papier d’un format restreint ; est-ce que par hasard il trouve que je le « barbe » trop longuement quand je lui écris ??...

    Ce libraire, vulgaire réformé (ne lui montrez pas cette lettre) a été bien mal inspiré en vous disant que je vivais maintenant dans les tranchées ; rassurez-vous la nouvelle est en partie inexacte, ma vie de brancardier de corps m’avait placé jusqu’ici assez loin du feu ennemi, et c’est exceptionnellement que nous nous sommes fait canarder à Ymonville, à Montblainville, à Hargeville, à Lamiont, à Venise, à Aubreville, à Courcelles, mais depuis un mois nous remplaçons les brancardiers divisionnaires de la 9e division du Ve corps, alors au lieu d’être à 10-15 ou 20 kilomètres des lignes ennemies, nous allons tous les soirs, à la nuit, au poste d’avant-garde chercher les pauvres blessés de la nuit précédente et de la journée.

     

    5_Fi_00147

    Carency, après la bataille.- 5 Fi 147. AD41

     

    Nous allons, alors, à quelques centaines de mètres des tranchées boches ; le secteur qui m’est désigné est un secteur de choix, rien que la route, et la grand’route. Je pars de Neuvilly et vais jusqu’à Boureuilles (voir communiqué officiel des journaux de mercredi). Je fais ce travail pendant 4 nuits (puisque le jour nous vivons cachés) et pendant 4 jours nous allons au repos à 2 kilomètres de Clermont-en-Argonne, à Auzéville. Là, très tranquille, au point de vue mitraille, mais esclaves du service de formation ; vous en parlerez à mon retour, s’il plaît à Dieu. J’étais à Neuvilly pour Noël, ma messe de minuit je l’ai passée au secours des pauvres malheureux ; mes offices de Noël, caché dans le fond d’un grenier ; voilà un minuit, ou plutôt un Noël qui m’a vu « morne et songeur[2] », nuit et fête dans lesquelles « la voix me revenait, de la Patrie absente ». «J’écoutais dans le vent l’illusion des cloches ». Vous voyez que j’ai régulièrement 4 jours de tranquillité sur 8. Les 4 mauvais jours me placent assez près du feu, mais je ne crains en somme qu’une balle perdue venant de Boureuilles ou, de flanc, du fameux Vauquois ; mais je veux croire en une protection toute spéciale de Notre-Dame à moins qu’elle me demande, comme à tant de ses enfants, le sacrifice de ma vie. Je le ferai volontiers, si mon sang peut servir au salut de la France. Mais notre cher clergé blésois est déjà bien éprouvé et je veux croire que le Bon Dieu l’épargnera maintenant. Ce sacrifice des prêtres-soldats n’est-il pas une assurance de la grande victoire finale ; ce sang pur et généreux, ne doit-il pas être fécond. Tous ces petits martyrs français et alliés ont-ils succombé vainement ? Oh non, je ne puis le croire et suis persuadé même que bientôt l’ennemi épuisé, anéanti, sera obligé de regagner les frontières. C’est alors que nous nous rendrons compte de la réalité de ses pertes. J’étais à Neuvilly la semaine dernière quand y est arrivé un détachement de Blois dans lequel se trouvaient Robert[3] (escrime) et M. Coyreau des Loges[4], nous fûmes voisins pendant 3 jours, je fus même leur cuisinier et leur ai fait un biftec (pardonnez, je ne sais l’orthographe de ce mot.) J’ai aussi le bonheur de rencontrer mon cher Marcel, nous avons couché tout à côté de l’autre dans la nuit du 1 au 2 ; il était très bas moralement. Il est, paraît-il, remonté. Je suis fier de lui, comme soldat et comme chrétien. Je ne sais si déjà je vous ai parlé en détail de l’assaut de Vauquois, 8 décembre. Merci de vous occuper de lui dès maintenant. Je serais heureux de le voir chez Mademoiselle Chibourg[5] que je connais indirectement il est vrai, mais suffisamment par son neveu Paul et par l’abbé Champeau de N.-D. – Je suis heureux que votre santé soit rétablie et veux croire que vous ne vous ressentirez pas de ce terrible choc ; mais hélas ! adieu aux voyages en auto à mon retour !! Ayant réservé pour la fin de cette lettre mes vœux de nouvel an, il faut que j’y pense : oui tous mes meilleurs vœux et souhaits pour vous et madame votre mère, vœux d’autant plus sincères et nombreux que la distance et la longueur de la séparation s’accroissent de jour en jour. Que le Bon Dieu réalise mes vœux pour vous et je serai content.

    Au revoir bientôt, espérons-le, et recevez l’assurance de ma plus fidèle amitié. Signé : Joseph Perly.

    Pardonnez-moi le décousu de cette lettre, mal placé, jasant avec les amis, les 77 allemands[6] éclatants à côté de nous ; autant de circonstances peu favorables. Et puis, pourquoi ne pas vous le dire, un peu de lassitude physique seulement, car le moral est très bon, toujours gai, souvent pour relever les amis. »

    [1] M. Huguet (Librairie Jeanne d’Arc) 55 rue Denis-Papin, à Blois. C’est un ami de l’abbé Perly et c’est en matière de plaisanterie qu’il le « blague » ainsi

    [2] Les phrases placées entre guillemets jusqu’à la fin de la page, font allusion à la belle poésie de Paul Mariéton « Noël devant Céphalonie », dont je citais des passages à l’abbé Perly dans ma dernière lettre

    [3] maître d’escrime à Blois

    [4] fils de M. Coyreau des Loges, frère de M. Jean Coyreau des Loges tué à l’ennemi.

    [5] château des Rochères, par Cellettes (L.-et-C.)

    [6] obus allemand