• 8 février 1915

    8 février 1915

    Je vais, ce soir, à mon ambulance et je passe la nuit auprès des malades de la salle 3.

    « Mon petit fusilier » est vraiment modeste et j’apprends, indirectement, par une lettre qu’il me montre (car toutes les lettres qu’il reçoit sont – toutes – très affectueuses et élogieuses, c’est une preuve qu’il est tenu en haute estime) j’apprends, dis-je, qu’au cours de la bataille de Dixmude, il a - avec trois autres fusiliers - sauvé la vie de leur capitaine, grièvement blessé, en allant - sous une pluie de balles et de mitraille, le relever - au péril de leur vie, et, sur une porte qu’ils avaient arrachée l’ont - en guise de civière - transporté ainsi à l’abri des balles, cela en suivant un petit sentier abrupt, surplombant l’Yser, au risque d’y être précipités tous les quatre et leur précieux fardeau. Leur capitaine, en récompense de cette belle action héroïque, leur promit de les faire citer à l’ordre du jour de l’armée.

    Malheureusement le capitaine, sauvé le tantôt, fut tué le soir par une balle qui l’atteignit avant d’avoir pu citer les quatre héros, ainsi qu’il leur en avait fait la promesse.

     

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    Vision de Guerre.- Carte patriotique.- 6 Fi 306/55. AD41

     

    Et voilà comme quoi  « mon petit fusilier » et ses trois amis, resteront dans l’ombre, après avoir accomplis un actes de héros !

    Que d’actes semblables resteront dans l’oubli le plus froid et le silence le plus ingrat. Je salue ces héros modestes et ignorés. Ils se sont dévoués, non pour la récompense, non même pour la gloire, ils se sont dévoués par un élan de leur âme belle et généreuse, abandonnant leur vie pour sauver celle d’un autre.

    Que de fois - pendant les longs mois de cette guerre - ai-je pensé au mérite mille et mille fois plus grand de ces héros obscurs !

    Les hommes célèbrent dans des accents de reconnaissance - et ils ont raison, c’est leur devoir de le faire - les actes héroïques qu’ils connaissent ; mais ils ne savent que ceux qu’ils voient ! Et ceux qu’ils voient, ils ne les aperçoivent qu’avec leurs yeux humains ! Ils en voient l’héroïsme à travers tous les artifices dont notre pauvre nature humaine est affligée, avec tout son cortège d’espoir orgueilleux, d’ambition et d’injuste renommée. Beaucoup de héros sont sincères, mais combien ne le sont pas et visent à la récompense toute terrestre. Dieu agit autrement, Il voit tout, Il sait tout.

    Et - à ses yeux - justes et impartiaux, Il récompensera jusqu’au moindre geste, jusqu’au simple désir, s’il est grand, s’il est noble et sincère. Héros connus et inconnus, Il récompensera tous les mérites, mais il arrivera que la plus petite action ignorée sera récompensée au centuple et bien avant l’action la plus louangée et la plus exaltée par les hommes.

    Que de héros connus seront surpris - au ciel - et la chose est certaine - d’être admis au bonheur éternel après - bien après - celui donné en récompense aux héros inconnus ! Ils se verront distancés - si j’ose dire - par des ignorés et des humbles ; c’est que Dieu qui voit tout les aura vus avec Ses yeux - les seuls justes - et qu’Il aura souvent préféré un bel acte simple et fait de grand cœur, sans ambition aucune, à un acte glorieux entaché du moindre geste, du plus petit désir, du plus léger mot qui en enlève, ou en atténue, toute la belle valeur.

    C’est que Dieu voit, et nous, nous ne voyons pas et nous ne verrons jamais !...

    Héros inconnus qui sur les champs de bataille, dans les villes, villages et hameaux investis, dans les provinces non investies, accomplissez des actes humbles et ignorés, mais d’un sublime dévouement, Dieu vous voit, et, sans que vous pensiez - même un seul instant - je le sais - à la récompense - même céleste - gloire à vous, votre joie sera grande dans les cieux !

    Combattants ignorés, hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, enfants, jeunes filles, prêtres, prélats, religieux, religieuses, vous qui passez en faisant votre devoir, réjouissez-vous !

    Humbles servantes ou serviteurs des blessés ou malades, dames des ambulances, aumôniers des régiments, officiers ou simples soldats, hauts personnages ou simples paysans, réjouissez-vous !

    Lætare ! Réjouissons- nous !

    Réjouissez-vous, votre obscurité est lumière, votre tristesse est grandeur, votre dernière place est la première, votre dénouement est toute gloire.

    Tout change aux yeux de Dieu.

    Héros obscurs, que j’aime à chanter, réjouissez-vous, vos mérites seront connus, tirés de l’oubli et annoncés au grand jour de l’éternelle lumière !

    Réjouissez-vous dans votre noble action accomplie !

    Tout est grand aux yeux de Dieu, même le plus petit geste, s’il est fait en vue de soulager et de répandre le bien. Tout est lumière, même les actes les plus obscurs s’ils sont méritoires.

    Réjouissez-vous, héros modestes et humbles, qui luttez, travaillez ou souffrez en silence !

    Réjouissez-vous, des jours glorieux vous sont assurés !

    Réjouissez-vous, l’éternelle récompense vous est réservée ! Réjouissez- vous ! Dieu-et Dieu seul-connaît vos mérites ! Réjouissez-vous en dans son amour ! Gloire à vous !...

    Et voilà pourquoi l’acte obscur accompli par Charles Viard - et ses amis - mérite d’être mentionné. Les hommes l’ignoreront, Dieu seul le saura. Cela suffit et c’est le principal.

    Gloire au petit Charles Viard et à ses modestes amis ! Gloire à lui ! Gloire à eux !!...