• 7 février 1915

    7 Février

    État-civil des ambulances pour la semaine :

    Louis-Victor Benoit, 42 ans, soldat au 39e régiment d’infanterie territoriale (Hôtel-Dieu) ;

    La nouvelle est arrivée ces jours derniers seulement, de la mort glorieuse, survenue le 24 Décembre dernier, du capitaine au 2e Zouaves : René Burat, fils de M. Burat, le sympathique second adjoint de la ville de Blois.

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    [« Le Clairon », extrait d’un texte de] Paul Déroulède [tiré du recueil « Les Chants du soldat », mis en musique par Émile André. Zouave jouant du clairon].- 6 Fi 306/51. AD41

     

    C’est aujourd’hui la journée organisée par le « Touring club de France », dite journée du 75, en honneur de notre merveilleux canon de 75 qui – paraît-il – sur le front – fait des merveilles. Un essaim de quêteuses sollicitent une aumône, dans toutes les villes, dans tous les villages de France, au profit de l’amélioration du sort de nos pauvres soldats dans les tranchées ; en échange il est remis à chaque donateur une décoration – épinglée à la boutonnière – représentant le fameux 75. Malheureusement il pleut et la recette, forcément s’en ressentira.

    C’est aujourd’hui, aussi – et surtout – la journée de prières ordonnée dans toute l’Europe catholique par Notre Très Saint Père le Pape Benoit XV.

    Ce matin, donc, après la messe paroissiale, dans toutes les églises et chapelles d’Europe, le Très-Saint Sacrement est exposé solennellement, aux chants du psaume Miserere, suivi de l’antienne : Da pacem. Le Très Saint Sacrement reste exposé à l’adoration des fidèles toute la journée. Le soir je vais aux vêpres à la cathédrale ; au Salut Mgr l’Evêque monte en chaire et récite le chapelet ; Sa Grandeur ensuite prononce une allocution disant quelle paix Benoit XV entendait en implorant la clémence divine, non une paix de lassitude et d’épuisement, mais une paix conforme à l’honneur et à la justice.

    En implorant la paix, Dieu donnerait-Il la victoire au persécuteur, au déicide, au barbare cruel ? Non, nous pouvons avoir confiance. Dieu juste et bon donnera la victoire au juste contre l’oppresseur.

    Monseigneur, alors, du haut de la chaire, devant le Très Saint Sacrement exposé, tous les fidèles agenouillés, récite, à haute voix, la belle prière suivante composée par le Souverain Pontife pour obtenir la paix.

    Prière :

    « Attristés par les horreurs d’une guerre qui entraîne dans sa tourmente les nations et les peuples, nous nous réfugions, Ô Jésus, dans Votre Cœur très aimant comme dans un Suprême asile : de Vous, Dieu des miséricordes, nos gémissements implorent la cessation de l’épouvantable fléau ; de Vous, Roi pacifique, nos vœux sollicitent le retour, si désiré, de la paix.

    De Votre Cœur divin, vous fîtes rayonner dans le monde la charité, afin que, toute discorde cessant, l’amour seul régnât entre les hommes ; durant Votre Vie mortelle, ici-bas, Votre Cœur palpita d’une très tendre compassion pour les disgrâces humaines. Oh ! Que ce Cœur s’émeuve donc encore en cette heure-ci, chargée, pour nous, de haines si funestes et de si horribles carnages !

    Prenez pitié de tant de mères, angoissées pour le sort de leurs fils ; pitié de tant de familles, orphelines de leur chef ; pitié enfin de la malheureuse Europe, que menace une si vaste ruine !

    Inspirez Vous-même aux gouvernants et aux peuples des conseils de douceur, résolvez les conflits qui déchirent les nations, faites que les hommes se donnent de nouveau le baiser de la paix, Vous qui, au prix de Votre Sang, les avez rendus frères. Et comme, un jour, au cri suppliant de l’Apôtre Pierre : « Sauvez-nous, Ô Seigneur, nous périssons », Vous répondîtes avec pitié, en calmant la tempête de la mer ; de même, aujourd’hui, à nos confiantes prières répondez par le pardon, en rétablissant dans le monde bouleversé la tranquillité et la paix.

    Vous aussi, Ô Vierge Très Sainte, comme vous le fîtes en d’autres temps de terribles épreuves, aidez-nous, protégez-nous, sauvez-nous.

    Ainsi soit-il. »

    Quelle sublime prière !

    Après la prière, les Litanies des Saints sont chantées, suivies du « Pace Domine » avec les versets et les oraisons que l’on a continué de chanter après la procession : « In quacumque tribulatione », avec l’oraison « Pro pace ».

    La cérémonie fut très impressionnante ; elle fut semblable – à la même heure – dans toutes les églises d’Europe.

    Le matin j’étais allé à une messe matinale à ma paroisse de Vienne, recevoir – ainsi que l’exhortait le Souverain Pontife, en y attachant une indulgence plénière, – la Très Sainte Eucharistie.

    Journée de supplications et d’adorations. Dieu a châtié la France qui – avouons le – le méritait – mais je suis confiant dans Sa Justice et Sa Miséricorde, Il donnera – avec la victoire – la paix à notre pauvre et chère patrie, victime de ses ennemis du dehors et du dedans. Paix avec l’ennemi extérieur en le rendant inoffensif et tenu à l’écart ; paix avec l’ennemi intérieur en le chassant comme les vendeurs du temple ; victoire à la France pour ses victimes et martyrs de la guerre, tombés en holocaustes en haine de leur foi patriotique et religieuse.

    En sortant des vêpres je vais à l’ambulance voir les chers blessés et prendre de leurs nouvelles. Ils vont tous (salle 3, salle des malades) très bien ; « mon petit fusilier », très gentil et très simple dans sa grande bravoure, va on ne peut mieux pour son état.

    Pour montrer l’état d’âme du cher enfant, je dois – ici – raconter une de ses réponses.

    Voici : maintenant que le voila mieux, la fièvre baissant, la faim, la faim atroce le tiraille ; mais – justement – après la fièvre typhoïde – la période de la convalescence est la plus dangereuse, en raison de la faiblesse des intestins, et il faut – avec une prudence extrême – éviter de trop alimenter le malade. Ainsi le veut le triste bacille d’Eberth, autrement c’est la perforation de l’intestin, c’est la mort.

    Il ne prend donc encore que des liquides : tisanes, bouillon, etc. Le Docteur lui promet, tous les jours, que demain il aura de la purée de pommes de terre ; mais demain arrive et la purée n’arrive pas. Afin de l’amuser et le taquiner un peu je lui dis :

    « Mon cher ta purée elle ressemble la victoire, elle ne vient pas vite ! – Ah ! Monsieur – me répondit-il – devant les infirmières1 qui peuvent l’attester –je préfère mourir de faim et avoir la victoire. J’ai pourtant grand faim, mais je préfère avoir la victoire avant ma purée !... »

    Ceci dit sur un ton chaud, enflammé, vibrant de patriotisme. Brave petit cœur ! Cher petit français, humble, modeste, et si héroïque !...

    1 Sœur Marcelle et mademoiselle Roche