• 4 et 5 février 1915

    4 Février et 5 Février

    J’ai appris – hier – par M. de Bellaing – la mort des deux fils de M. Gasnault, Régisseur du Domaine de Luynes (Indre-et-Loire). J’envoie mes sincères sentiments de douloureuse sympathie. Morts au champ d’honneur, l’un était un prêtre de haute valeur, sorti de St Sulpice ; l’autre, sorti des hautes écoles d’agriculture, devait continuer la lignée, déjà belle, des Gasnault régisseurs – de père en fils – du Domaine de Luynes. Hélas ! Dieu en a décidé autrement. Le chrétien exemplaire qu’est Monsieur Gasnault a dû, dans sa profonde douleur, se soumettre à Sa Volonté Sainte, tout en voyant disparaître les rêves qu’il devait affectionner.

    Ce sont les nouvelles de la guerre.

    Hélas ! En passant, disons, au plus profond de notre cœur, « Requiem Aeternam Dona eis Domine… ».

    Je vais ce soir à l’ambulance – puisque, maintenant, j’y vais le lundi et le jeudi. Je veille à la salle 3 – comme les autres fois ; la nuit se passe calme ; beaucoup de lits sont vides et ceux des malades qui restent – y compris Charles Viard – « mon petit fusilier » – vont aussi bien que possible. Aussi il n’y a que peu de soins à donner, la nuit – longue de ses 12 heures – en paraît plus longue ; je préfère donner des soins et être très occupé, c’est – à mon avis – moins fatiguant.

    Clémenceau part dans un château de Sologne demain, aussi je lui dis « adieu ! ».

     

    6_Fi_106_00097 [1600x1200]

    Lamotte-Beuvron.- Hôpital n° 37 au Sanatorium des Pins.- 6 Fi 106/97. AD41

     

    « Mon petit fusilier » me montre des lettres très élogieuses et très affectueuses qu’il reçoit de personnes de la Nièvre – son pays d’adoption – et de Cherbourg – ville où il était en garnison ; c’est une preuve qu’il est considéré partout où il passe.

    Le Directeur des enfants assistés de la Nièvre, auquel j’avais écrit pour demander des renseignements sur Charles, me répond de St Pierre-le-Moutier (Nièvre).

    Service des enfants assistés                                                        République française

    et moralement  abandonnés                                                    Liberté-Égalité-Fraternité

                  de la Seine

                                                                                             Administration Générale de

    Direction de St Pierre-le-Moutier (Nièvre)                                  l’Assistance Publique

                                                                                                                 à Paris

                                   « St Pierre, le 26 Janvier 1915

    Le Directeur du Service des Enfants assistés de la Seine, à St Pierre-le-Moutier, à Monsieur Paul Legendre, architecte, 3 rue Bertheau. Blois.

    Monsieur

    Je vous suis très reconnaissant de la grande sollicitude que vous témoignez à notre pupille Viard, et vous en remercie beaucoup. J’en suis d’autant plus heureux que j’éprouve moi-même beaucoup d’affection pour lui et que je le suis avec beaucoup d’intérêt.

    Orphelin, il a été admis à l’Assistance Publique, à Paris, à 3 ans, et a été aussitôt envoyé dans le service de St Pierre. Il a fréquenté l’école jusqu’à 13 ans, mais sans obtenir le certificat d’études. Il l’eut pu, étant intelligent, il n’a sans doute pas produit l’effort nécessaire. C’est l’époque où je prenais la direction du service ; mon attention ne s’est pas arrêtée sur ce point à ce moment là. Il a été ensuite selon le règlement, placé comme domestique agricole. Mais c’était une profession pour laquelle il manquait de goût et d’aptitude. Aussi, à 17 ans, je l’ai fortement engagé à entrer dans la Flotte, il y est depuis 13 à 14 mois. Le milieu lui convient, il a de bonnes notes. Il devait, en octobre dernier, entrer à l’école des canonniers, à Toulon ; il a été versé aux fusiliers, pour la durée de la guerre.

    Sa conduite, sur l’Yser, a été héroïque. Impossible de s’imaginer l’effort de ces hommes et aussi leurs souffrances. J’en avais un autre, avec Viard, un gabier[1] breveté, du même âge, et en aussi mauvais état que lui pour le moment à Deauville. Je me demande comment des hommes de cet âge, non encore faits, ont pu supporter de si terribles épreuves. Et ils ont tenu dans les derniers.

    Viard ayant un engagement de 7 ans, a encore 6 ans à faire. C’est la situation qui convient à son tempérament. C’est un bon garçon, gentil, souple, mais – jusqu’ici tout au moins – il est difficile de tenir son esprit appliqué sur un même point pendant un temps un peu long. Je m’efforce de lui faire continuer ses études : un peu de Français, de mathématiques et de géographie. Ce sont les matières dont il aura besoin pour son métier. Il est désirable qu’il reste dans la Flotte, où il lui est possible, avec un peu de travail personnel, d’arriver au grade de second maître (1er galon d’officier marinier). Le grand service à lui rendre actuellement c’est donc d’augmenter un peu son instruction. Ensuite de le suivre avec affection ; il y est très sensible ; il n’a jamais été gâté à ce point de vue : sa nourrice, personne très sérieuse, était aussi très spéculative ; peu sentimentale par suite. Comme domestique agricole, il n’a pas toujours été heureux. Nous, de notre coté, nous l’avons choyé ; mais nous avons 1 000 à 1 200 enfants. Nous allons toujours au plus pressé. Mais j’ai constaté que les témoignages d’intérêt donnés à cet enfant lui ont été très utiles. C’est donc la manière de le prendre. Au besoin, il faut lui attribuer des qualités qu’il n’a pas, en vue de les lui faire acquérir.

    En résumé Viard, bien doué intellectuellement, susceptible d’attachement, est un enfant qui mérite qu’on s’occupe de lui. Mais il faut absolument que par l’effort personnel, il soit le propre artisan de son perfectionnement. Ce serait aller à l’encontre de son intérêt que de lui aplanir toutes les difficultés. On peut lui parler devoir : il saisit et il sent. D’ailleurs en dehors de la discipline et du milieu essentiellement brave où il vivait, l’idée de devoir se détachait, dans son esprit, nette, impérative ; ses lettres l’indiquent. Ce n’est pas la brute se battant par sauvagerie ; c’est l’homme défendant sa patrie et ayant fait le sacrifice de sa vie pour faire triompher un principe.

    Nature encore peu cultivée, mais cultivable. Je suis content de lui.

    Encore une fois bien merci pour cet enfant, et croyez – Monsieur – à l’expression de mes sentiments dévoués.

                                                                                                       Le Directeur du service

                                                                                                              Signé : Bacquet.

    J’envoie 10 F à Viard. »

    Voila une belle lettre, toute à la louange et à l’honneur de Charles Viard, et qui prouve – en m’intéressant à lui – que je n’ai pas obligé un ingrat et un mauvais sujet. Au contraire ! Le cher petit est un exemple de bravoure et de dévouement.

    Je reçois une belle carte représentant la Salle du Conseil du château de Chaumont-sur-Loire ; elle m’est envoyée par le cher petit soldat nommé Cassau, que j’ai visité à son lit, dans la soirée du 20 Janvier. Il m’écrit :

    « Chaumont -s/Loire                         5 février 1915

    Bons souvenirs et bien à vous.

    Agréez cher Mr Legendre l’expression de ma sincère gratitude.

                                                             Signé : Cassau »

    Comme c’est gentil ! Et qui dira que la reconnaissance n’existe pas ! Je vais lui répondre.

    [1] [matelot attaché au service des hunes, particulièrement chargé de l’entretien de la mâture, du gréement]