• 28 février 1915

    28 février

    Je vais ce matin – à 8 heures – à la messe à l’ambulance. Toujours même cérémonie impressionnante et belle dans sa simplicité, dans son cadre, par ses chants interprétés par les chers jeunes gens. Mon petit fusilier marin, Charles Viard, mon cher neveu à la mode de France, fait la Sainte Communion, en action de grâces de sa guérison ; je l’accompagne aussi, et fais la Sainte Communion pour offrir à Dieu toute ma reconnaissance d’avoir exaucé ma demande : la guérison de Charles. Le cher petit ! Peut-être il y avait-il longtemps qu’il s’était approché des sacrements. Retour à la vie de l’âme et du corps.

    En rentrant je trouve une bonne lettre de lui - en remerciement d’une carte que je lui ai envoyée hier pour le préparer à la Sainte Communion. Le cher enfant ! Son papier porte l’image de Jeanne d’Arc, avec, à côté – un faisceau de drapeaux, canons, fusils, sabres et ancre de marine.

    Au-dessus Charles a écrit : « Vers la victoire la revanche. »

    Ces mots le peignent bien, c’est bien lui ; tout à la Patrie ; je n’ai jamais vu, chez un enfant de son âge – il a 18 ans passés - l’incarnation du patriotisme dans ce qu’il a de plus pur et de plus beau.

    « Le 27 Février 1915

    Cher Monsieur

    J’ai reçu votre carte ce matin et je vous prie de croire qu’elle m’a bien fait plaisir. La nuit dernière j’ai très bien dormi et même j’ai oublié de boire mon bouillon. Je me suis réveillé à 6 heures. Aujourd’hui il fait bien beau et j’espère que demain il fera aussi beau temps. Je vous attends donc à 12 heures précises.

    Daignez recevoir, Monsieur, mes salutations respectueuses.

    Votre neveu à la mode de France

    Signé : Viard »

    À midi donc, malgré les menaces de giboulées, je suis à l’ambulance et nous partons en promenade.

     

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    Blois.- Le Château. La Façade Gaston d’Orléans.- 6 Fi 18/108. AD41

     

    Nous allons par les rues principales, allons au château que nous visitons (intérieurement et extérieurement), puis venons goûter à la maison. Nous rentrons – après un long tour – à l’ambulance, vers 4 heures 1/2, car ce soir le dîner est avancé pour une soirée qui est donnée par les blessés et malades valides.

    Vers 5 heures 1/2 la foule des invités – belles mesdames froufroutantes et enchapeautés, beaux messieurs de « la société » - et c’est tout dire - gravissent bruyamment l’escalier conduisant à la salle 4 (sous les combles) où a lieu la soirée. Beaucoup de malades s’y rendent clopin-clopant, d’autres – les moins valides – restent. Comme je n’ai pas eu l’honneur d’une invitation – n’étant pas de « la haute société » - je reste à la salle 3 à garder Mêmereau, Brangé et Papin qui – trop impotents – ne peuvent se lever, et puis ils n’y tiennent guère. Je fais manger Mêmereau lorsque Mme Lemaignen, surveillante générale, le commandant Brenet, administrateur, mon excellent ami Louis d’Amécourt, entrent dans la salle 3 où je suis, mais personne ne me dit d’assister à la soirée, aussi je me garde bien de « m’inviter moi-même », ce que je ferais bien, cependant, si je voulais, c’est mon droit, mais je préfère rester à mon poste de devoir, et je reste à la salle 3. En vain mes bons amis les blessés et malades veulent-ils que je monte ; je résiste. Mon petit Charles, si je n’y vais pas, ne veut pas y aller ; mais - au nom de son amitié qu’il a pour moi, je l’y oblige, et il y va – le cher enfant – à contrecœur.

    Une jeune demoiselle d’une riche famille blésoise, que – par charité – je ne veux pas nommer – arrive – au moment du brouhaha du départ – et, sous les yeux de son père satisfait – comme s’il faisait une action d’éclat – fait le tour de la salle 3, avec deux boîtes, l’une contenant des cigarettes, l’autre contenant des bonbons, et en offre triomphalement aux chers jeunes gens. Ils prennent une cigarette et un bonbon, chacun ! Quel cadeau ! Et avec quelle discrétion il est fait !! Ce n’est pas une cigarette qu’il fallait offrir, mais un paquet tout entier, et des meilleurs ! Ce n’est pas un bonbon qu’il fallait donner, mais un sac ou une boîte, et des plus délicieux !

    Ce n’est pas ainsi, publiquement, qu’il fallait faire cette « soi-disant » charité, mais au contraire discrètement, largement, le soir, dans le silence, sans être vu et connu. Ô la joie de faire le bien, vu seulement de Dieu qui voit tout, connu seulement de Dieu qui connaît tout ! Déposer discrètement sur la table de nuit – pendant le sommeil du cher blessé – un paquet de tabac ; glisser en silence dans la poche de son veston une boîte de chocolats. Voilà la charité ! La vraie, la seule, parce que plus large, inconnue, pas offensante pour le malade ! Voilà la vraie charité ! Mais celle-là !! Allons-donc ! Celle-là, elle est faite pour l’extérieur. « La galerie » se pâme d’extase devant un tel acte de charité !

    « Mademoiselle X, Y ou Z, a offert des cigarettes et des bonbons aux blessés ! Comme elle est bonne ! »

    « Ah ! J’te crois ! » En effet, il y en avait- peut-être - en tout dans les deux boîtes pour cent sous, et ce geste large et généreux pour des gens millionnaires était peut-être le premier et ne se renouvellera pas de sitôt. Pensez ! On ne fait pas de dépenses pareilles tous les jours. Ce serait ruineux. Pantins va ! Balzac n’aura jamais épuisé les types de sa « Comédie humaine », ils se renouvelleront sans cesser.

    Mais attendons le règlement des comptes, Dieu, lui, ne s’y trompera pas.

    Je reste donc à la salle 3. Nous devisons, pendant ce temps, sur les injustices du monde et – je suis heureux de le constater – nos chers blessés savent bien voir où est la vraie bonté et stigmatisent – comme ils le méritent – ces gens « des classes dirigeantes »… qui ne dirigent rien – et ne se gênent pas pour manifester leurs pensées. Elles sont en communion avec les miennes.

    Il est défendu de fumer dans la salle 3, par ordre de Melle Barbier, l’infirmière surveillante de cette salle. Mais enfin, les autres sont là-haut et s’amusent, on est venu nous offrir « une » cigarette, c’est pour la fumer. « Fumez-donc, leur dis-je – je le prends sur ma responsabilité. » Et bientôt les nuages bleus forment des arabesques capricieuses dans la salle, encerclant les becs de gaz, auréolant jusqu’à la tête des malades. Les voilà des Saints de vitraux ! Saint Mêmereau, Saint Brangé et Saint Papin !!

    Les braves gens !...

    Les bruits du concert ne parviennent pas jusqu’à nous. Il y a – paraît-il – des chansons, puis des projections cinématographiques faites par M. le chanoine Croisier, toujours dévoué.

    Vers 7 heures, de belles dames, de gentes « damoiselles », des messieurs importants descendent précipitamment les escaliers. « C’est fini ! » disons-nous. Mais non, ce n’est pas fini. Ce sont des gens de la « haute société » qui – bien qu’en carême et en guerre – ne peuvent pousser « l’héroïsme » d’assister à un concert au-delà des limites de l’heure de leur dîner ; l’estomac réclame et… on détale au plus vite. « C’est l’heure de notre dîner ! » Rien ne peut les retenir. Ils partent précipitamment. Comme se serait agréable pour les jeunes gens – si tous les assistants partaient ainsi – ils continueraient de chanter pour les chaises ! Non, leurs camarades, ceux qui ne chantent pas, restent et s’amusent, la soirée en serait plus sincère.

    Voici Melle Barbier qui descend dans un entracte, elle vient faire son petit tour d’inspection. Elle doit bien s’apercevoir de la fumée des cigarettes, mais elle ne dit rien. J’ai – un instant – l’idée de dire franchement la vérité et d’aller au devant, mais – réflexion faite – je ne dis rien.

    Elle remonte à la soirée.

    Mêmereau et Brangé se pâment de rire sur leurs lits.

    Vers 7 heures 1/2, un brouhaha se produit encore et des gens se précipitent dans les escaliers. « Ce doit être la quête, dit un loustic de la salle, les gens se sauvent ! » Comme celui-là connaît bien la « société » !

    Enfin à 8 heures 1/2, grand remue-ménage, des gens dégringolent les escaliers, dégoulinent en cascade bruyante, c’est fini !

    « Vous n’avez pas attendu la fin ! » dit Melle Barbier à Charles qui est descendu depuis un long moment, déjà. « Ah ! J’en avais assez ! » lui répond-il, en lui tournant le dos. « C’est dommage, vous n’avez pas entendu le plus beau. Vous auriez entendu chanter : Rosalie »… « Ca m’est égal ! »…

    Le concert a été bien réussi, me dit Charles, et les projections bien faites. Je suis assuré que les chers jeunes gens y ont mis tout leur cœur. J’en suis bien heureux.

    Le concert étant donc fini, ma garde est terminée, je me prépare à quitter mon poste.

    Mais on annonce que des blessés sont attendus cette nuit. Après la joie la douleur !

    Cette diversion, dans cette maison de la douleur, a fait oublier, un instant, les souffrances et les misères des temps actuels, maintenant voici que la douleur reprend possession de son domaine, elle revient même plus forte que jamais avec une arrivée nouvelle de blessés.

    Hélas ! Les joies passent, la douleur reste.

    Je quitte l’ambulance, tout imprégné de la sottise qui m’y a été faite, et je pense - malgré moi - à cette parole que j’ai lue quelque part : « Les petites sottises entretiennent la philosophie. » Cela est vrai !

    Mais la satisfaction du devoir accompli, celle du devoir à accomplir me suffisent et remplissent ma journée d’un doux et précieux souvenir.