• 21 février 1915

    21 Février

    Jamais je n’ai vu de cérémonie plus impressionnante dans sa simplicité. J’assiste – ce matin – à 8 heures – à la messe à l’ambulance. Quelle grandeur ! La salle des opérations sert de chapelle.

    L’autel est dressé sur une table, drapée et recouverte de linges fins blancs et de dentelles ; le fond, au-dessus est orné d’un trophée de drapeaux tricolores et de la Croix-Rouge ; la Croix, les flambeaux allumés et les fleurs dorées se détachent sur l’ensemble ; devant, une descente de lit sert de tapis d’autel ; 5 ou 6 prie-Dieu composent la Table Sainte, sur lesquels est dressée une nappe de communion.

    Quelle majesté de dégage de cet ensemble mystérieux. La Cène – tout à l’heure – va célébrer le plus touchant, le plus consolant des mystères. Grandeur et beauté !

    Les Dames infirmières occupent les deux premiers rangs, puis – derrière – et sur les cotés – les infirmiers et les blessés et malades remplissent cette salle – de proportions restreintes. L’abbé Rotier, aumônier de l’Hôtel-Dieu, tient l’harmonium. M. le chanoine Orain, aumônier de l’ambulance célèbre la messe, servie par M. Louis de Ponton d’Amécourt.

    Les chants s’élèvent : « Pitiez mon Dieu ! », le Credo, l’« O Salutaris ». À l’évangile M. l’abbé Orain prononce une belle allocution sur « les miracles ». Les miracles de Notre-Seigneur ! Devant cet auditoire avide de guérisons, quel beau sujet ! Les miracles !! «Il guérit les malades, Il rend la vue aux aveugles, Il fait entendre les sourds, Il fait marcher les boiteux et les paralytiques, Il ressuscite les morts !! Gloire à vous Seigneur ! »...

    Sur les murs sont accrochés des appareils de chirurgie, des gouttières pour les bras et les jambes ; des paquets de ouate sont entassés dans une vitrine ; l’atmosphère est chargée de phénol, d’éther, de chloroforme et autres produits pharmaceutiques. Plusieurs des malades ou des blessés présents à la messe, ont été opérés là, dans cette salle, jusqu’à la même place. Salle, décidément, des sacrifices : sacrifices divins, sacrifices humains.

    Notre-Seigneur ne peut être en meilleure société, qu’ainsi, au milieu de ceux qui souffrent.

    À la Sainte Communion, après le Prêtre, les fidèles communient : mon excellent ami Louis d’Amécourt, des Dames infirmières, deux blessés.

    Dans la foule des malades j’aperçois Dargent, Le Daniel, Alric, mon petit Charles, Durand, Boutet, Guibert, Vieillecaze, etc.

    Je leur serre la main à la sortie.

    M. d’Amécourt vient à moi et m’annonce – en réponse à un petit mot que je lui ai envoyé hier – que les vêtements du « petit » sont prêts ; puis, faisant allusion à ce que je fais pour Charles Viard, et à mon intention que j’ai – devant Dieu - de le suivre et le protéger dans la vie, il me dit : «  C’est très beau, mon ami, ce que vous faites là ! »...

    J’en suis tout ému, parce que je sais la sincérité des paroles de mon ami.

    Mais une déception va atteindre mon petit marin ; il pensait pouvoir sortir, avec moi, ce tantôt, et - comme il fait froid – le Docteur prescrit, pour son bien, d’attendre quelques jours, seul Dargent qui part demain, dans une annexe, m’accompagnera. Le pauvre enfant en éprouve une visible contrariété. Le pauvre petit ! J’en suis tout peiné pour lui. Comme il est franc et qu’il ne sait pas dissimuler, il en accuse Melle Barbier, l’infirmière-surveillante de la salle, laquelle est dévouée assurément, mais trop sévère. Elle s’en aperçoit et vient à moi m’en faire une « algarade » qui me laisse absolument froid. Les malades ne l’aiment pas et – malheureusement - Melle Roche, qui serait si bonne, « emboîte » le pas derrière la surveillante, croit devoir être sévère pour les malades ; ceux-ci ne l’aiment pas davantage. Elles ne comprennent ni l’une, ni l’autre la jeunesse, elles ne se souviennent pas des souffrances endurées par ces pauvres jeunes gens sur les champs de bataille ; tant pis pour elles. La bonne Sœur Marcelle, elle, c’est autre chose ; elle donne les soins avec un dévouement extrême, est toujours gaie, toujours souriante, comprenant les petites incartades de ces braves jeunes gens, leur apportant – en cachette – mille douceurs, étant pour eux tous, « la vrai maman-gâteau » !

    « Ah ! Si ma Sœur Marcelle était seule ! disent-ils – elle m’a donné un verre de bon vin, elle m’a apporté des biscuits, du chocolat, du tabac.

    Si Melle Barbier le savait, elle serait attrapée ! »

    Et, du fait, la bonne Sœur se fait, quelquefois, prendre dans sa contrebande de douceurs qu’elle apporte aux blessés. « Qu’est-ce qu’elle prend ! » disent-ils. « C’est d’abord Melle Barbier, puis Mme Lemaignen qui, sur la demande de la première, sermonne d’importance la bonne religieuse. Stoïque, elle se défend, sa main tenant le crucifix de son rosaire, elle laisse passer l’orage... et elle recommence.

    Aussi les malades l’adorent et elle fait d’eux tout ce qu’elle veut.

    Moi, donc, aussi, je laisse passer l’algarade ; je console mon pauvre petit marin. « Je vais voir le Docteur », lui dis-je.

    Et je le laisse plus consolé. Je quitte l’ambulance. Je déjeune chez M. l’abbé Renou[1], vicaire à Saint-Vincent, en compagnie de Mme Renou, sa belle-sœur, et de M. Huguet.

    Après déjeuner je vais, à 1 h ½, prendre ce brave Dargent à l’ambulance. Le « petit » a le cœur gros. Il fait un temps doux, ensoleillé ; ce matin il faisait froid, ce soir il fait doux.

                           

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    Blois.- La Terrasse de l’Évêché et vue sur Vienne.- 6 Fi 18/1311. AD41

     

    Nous visitons la terrasse de l’Évêché, la cathédrale, la maison de Denis-Papin, la Préfecture, le Palais de Justice, l’escalier monumental, le château (où la visite intérieure dure assez longtemps), nous redescendrons par le pont, la Loire, Vienne. Le bon Dargent goûte à la maison ; nous faisons visite à la Sœur Marcelle qui est ravie de voir un de ses malades et nous rentrons en ville en tramway.

    Il est 5 h ¼ lorsque nous arrivons à l’ambulance ; c’est l’heure de « la soupe ». Je monte à la salle, Charles est entrain de souper. Celui-ci terminé, Dargent, Charles et Pinard nous allons faire un petit tour dans le jardin. Nouvelle algarade de Melle Barbier ; décidément cette veille demoiselle est assommante «  Il fait froid ! Vous allez retomber malades ! Il ne faut pas fumer !! Je vous défends de manger cette pomme !!!... » Quel rasoir !

    Je me tiens à l’écart, les bons jeunes gens ne disent rien et filent à l’anglaise. Dans le jardin, il fait un temps délicieux, ils fument un bon cigare avant d’aller se coucher, vraiment cela ne peut pas leur faire de mal ; au contraire.

    Comme il est des gens qui comprennent la jeunesse ! Enfin ! Alric, Pinard et Dargent partent demain, les uns pour Chaumont, les autres pour Chitenay, je leur fais mes adieux, car je ne les reverrai peut-être jamais. Ils sont bien émus à cette pensée, moi aussi. Les mains se tendent « adieu, mon bon Dargent, portez-vous bien, et si vous retournez à la guerre prenez bien garde, ne vous faites pas tuer. Adieu, mon bon Alric ! Adieu, mon bon Pinard ! »...

    « Et toi, mon petit Charles, à demain soir !... »

    Je quitte l’ambulance, y laissant de braves jeunes gens auxquels je suis parvenu à faire du bien, je le vois par leur amitié qu’ils m’ont témoignée, et que... peut-être... je ne reverrai jamais. « Mon Dieu protégez-les ! »...

    [1] Rampe Chambourdin