• 20 février 1915

    20 Février

    Comme mon petit fusilier marin n’a pas de famille, si personne ne s’occupe de lui, son temps de traitement terminé à l’Hôpital où il est, et à son annexe de la campagne, où il ira, aussitôt – le cher enfant – sera envoyé à la mort sur le front. S’il avait une famille il irait passer sa convalescence parmi les siens, mais il n’en a pas, il est seul au monde. Seul au monde !... N’est-ce pas triste !

    N’avoir ni père, ni mère.

    Le pauvre cher enfant sa situation m’émeut beaucoup et c’est pourquoi j’ai beaucoup d’affection pour lui. Aussi ai-je l’intention – lui qui n’a pas de famille – de lui ouvrir la mienne et de demander à ce qu’il passe sa convalescence chez moi.

    Je fais une demande, dans ce sens, au Docteur Ansaloni qui le soigne, et à Madame Lemaignen, surveillante générale. Je reçois de madame Lemaignen la lettre suivante :

    « Vendredi 12 février

    Monsieur

    Je suis très heureuse de l’intérêt que vous portez à Viard, qui vous en est fort reconnaissant. Je viens de parler avec le Docteur Ansaloni de votre désir de le recevoir pour son congé de convalescence. Il partira dans une quinzaine de jours pour l’une de nos annexes, aux environs. À son retour, il devra se présenter à la commission qui se réunit à Romorantin. Il faudrait que vous lui remettiez à ce moment-là une attestation rédigée en ces termes, et légalisée : “ Je m’engage à recevoir chez moi, pendant la durée de son congé de convalescence le jeune Viard, qui n’a pas de famille.”

    Cette demande vous sera presque sûrement accordée.

    Recevez, je vous prie – Monsieur – l’expression de mes sentiments distingués.

    A. Lemaignen[1] »

                           

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    Chaumont-sur-Loire.- Château : cour intérieure, le Puits.- 6 Fi 45/167. AD41

     

    Les annexes de l’ambulance sont aux châteaux de la Hardonnière, de la Chevrolière (Dhuizon), de Chitenay et de Chaumont-sur-Loire. J’aimerais qu’il fût à Chitenay, où les blessés ou malades sont admirablement soignés et qui est le plus près de Blois. J’écris donc à M. le Marquis Guilhem de Pothuau[2] pour qu’il demande que Charles soit hospitalisé chez lui ; il me répond :

    « Mon cher Monsieur Legendre. Je ferai tout le possible en faveur de Viard que je connais, que j’ai veillé plusieurs fois et que - sans savoir les détails que vous me donnez, j’avais trouvé tout à sympathique. Mais, demander et obtenir, ne sont pas même chose, je l’ai expérimenté ; et puis il faudra profiter d’une vacance coïncidente, car mes 22 lits sont toujours occupés.

    Tous mes meilleurs sentiments

    Signé : Guilhem de Pothuau

    Je n’ai pas parlé de cela à Viard la nuit dernière, dans la crainte de nourrir un espoir encore vague. »

    Le Docteur affirme qu’il ne lui donnera la permission de quitter l’ambulance qu’avec une vacance sûre à Chitenay ; cela après entente avec M. le Marquis de Pothuau. Tout va donc très bien.

    J’écris aussi à M. le commandant Brenet, administrateur de l’ambulance, pour lui demander de faire sortir Charles dans Blois. Je reçois la réponse suivante :

    « Blois, le 20 février 1915

    Cher Monsieur

    Je suis tout disposé à accorder les permissions que vous sollicitez pour le jeune Viard, Charles, fusilier marin, à qui vous portez intérêt, du moment que le Docteur traitant autorisera ces sorties. Il est bien entendu qu’aucun infirmier n’aura besoin d’accompagner ce jeune soldat.

    Recevez – cher Monsieur – l’expression de mes meilleurs sentiments.

    Signé : Brenet. »

    Tout marche à merveille. Pensez si Charles est heureux ! Et justement paraît, aujourd’hui, dans « l’Écho de Paris » un article intitulé « à la mode de France » et signé : « un français ». Ce « un français » remplace « Franc-Nohain » parti à la guerre, et, chaque jour, fait des articles très verveux et très spirituels. Dans un précédent article il avait signalé un jeune soldat, sans famille, qui, faute de foyer familial, allait être réenvoyé directement sur le front, sans pouvoir prendre un seul jour de convalescence. Voici la réponse dans cet article d’aujourd’hui.

    « À la mode de France

    Oh ! Je savais ce que je faisais !... Je savais bien qu’en publiant la timide et touchante requête de mon convalescent du Nord, ce n’est pas une, mais vingt familles qui lui tendraient les bras et lui ouvriraient leur maison toute grande...

    Vous comprenez, je commence à connaître les façons de nos lecteurs, et qu’il n’est pas besoin, lorsqu’il s’agit d’une misère à soulager, d’une œuvre à accomplir, il n’est pas besoin d’insister, ni de leur dire deux fois les choses.

    Monsieur « un Français »,

    Voici la réponse à votre article :

    “Il ferait beau voir qu’il y eût un « Sans famille » parmi nos soldats qui ; sortant de l’hôpital, et avant de retourner au front, ont besoin d’une petite période de détente et de gâteries !

    Dites, Monsieur, à votre brave gars, originaire de St Quentin, qu’il a à Chatou, Seine-et-Oise, un oncle et une tante, à la mode de France 1915, et qu’il vienne tout droit chez eux en quittant son hôpital du Centre.

    C’est l’oncle et la tante qui seront redevables à leur neveu, et aussi à votre journal.

    Si, par aventure, quelqu’un nous avait déjà « chipé » ce neveu-là, envoyez-nous en un autre !...”

    Voila donc mon homme casé, et, de vous à moi, je crois qu’il ne sera pas à plaindre...

    Mais que vont dire les vingt, les cinquante autres lecteurs, dont les offres généreuses remplissaient mon courrier, et qui tous, également, s’empressaient pour l’hospitalité la plus délicate, “bon gîte, bonne cuisine, m’écrit notamment un excellent Docteur, parties de billard, et quelques randonnées en automobile...”

    ... et nous aurons bientôt fait, ou je me trompe fort, de doter ainsi tous les pauvres soldats pareils à celui qui m’avait confié son chagrin, son isolement et sa détresse – de les doter tous d’“oncles à la mode de France” ».

    Comme cette histoire ressemble – à s’y méprendre – à la mienne, avec mon petit fusilier ! Le cher « sans famille » c’est lui, « l’oncle à la mode de France » c’est moi ; le « neveu » c’est lui, « l’oncle à la mode de France 1915 » c’est moi.

    Sans le savoir, en écoutant, seule, ma conscience, en me laissant aller aux inclinations de mon cœur, - sans y prendre garde, et sans le savoir – je faisais – paraît-il – une belle et bonne action, comme ces braves gens qui – par le journal – offrent chez eux une place au neveu « à la mode de France », qui revient de la guerre après s’être battu pour moi, pour nous, pour vous, pour défendre la France, faisant le sacrifice de sa vie. Cela ne méritait-il pas une place au sein d’une famille ?

    J’ai agi seul, ce qui prouve – lorsque le bien est à faire – qu’il ne faut jamais attendre que d’autres le fassent pour commencer. Faisons le bien aussitôt, le plus souvent possible.

    Me voici donc « oncle de France » ! Et Charles Viard, mon petit fusilier marin est « mon neveu à la mode de France ». Le cher petit le mérite bien. Dieu a voulu, pour lui, cette rencontre et la réalisation d’un rêve ! Je suis fier d’être un oncle à la mode de France ! Vivent donc les oncles et les neveux à la mode de France 1915 !!!...

    [1] Rue du Mail à Blois

    [2] Propriétaire du château de Chitenay (Loir-et-Cher)