• 1er et 2 février 1915

    1er Février et 2 Février

    Enfin voici Février !

    Les grappes chenilleuses pendent déjà aux noisetiers, les boursettes poussent dans les prés. Nous avançons vers les beaux jours, seule la guerre reste stationnaire.

    Espérons !

    Je vais aux Montils, chez monsieur le Docteur Corby et au château des Montils chez Mr Jean Laurent. Je visite aussi une ravissante propriété en vue de la proposer à l’excellent M. Clairin[1] ; la vue est idéale et embrasse toute la vallée du Beuvron.

    Je vais, à l’aller, par le tramway à vapeur et, au retour, par le tramway. Mais ce dernier a du retard, et ce soir il me faut être à 7 h à l’ambulance ! Pour comble de malheur le tramway – entre les Montils et Villelouet – tamponne une voiture-charretière de cultivateur, qu’il envoie : cheval, voiture et homme dans le fossé. Il y a un instant de peur, on craint pour le brave homme ! Le tramway arrêté, tout le monde descend, on se précipite au secours ; la voiture a ses brancards brisés, le cheval est relevé, le conducteur est relevé de sous la voiture sans trop de blessures. Paille, pommes, se promènent sur la route. On rattelle tant bien que mal le cheval et nous repartons. Il y a eu plus de peur que de mal. Heureusement. Mais cela nous a mis terriblement en retard.

    Aussi je dîne, en arrivant, au triple galop et je grimpe au plus vite à l’ambulance où j’arrive avec un peu de retard.

     

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    Chailles.- Villelouet.- La Chapelle du château et la cour d’honneur.- 6 Fi 32/14. AD41

     

    La nuit se passe sans rien de particulier.

    « Mon petit malade » va aussi bien que possible et les autres malades Clémenceau[2], Pinard[3], Alric[4], Dargent[5], et deux infirmiers qui sont malades, vont très bien. Aussi les douze heures passées à la salle 3 sont-elles écoulées sans trop de fatigue. Toutes les 2 heures un infirmier de garde fait sa ronde – suivant un nouveau règlement – afin de voir si tous les malades sont bien dans leur lit. Ce règlement a été pris à la suite d’une escapade nocturne faite par 4 malades, escapade qui s’est terminée mal pour eux et dont la sanction a été le renvoi immédiat à l’armée des incriminés, au nombre desquels étaient Sergent[6] autrefois à la salle 2 et qui a coûté tant de soins ; personnellement je m’en souviens.

    Sur la demande de la petite sœur des servantes de Marie – sœur St René – je termine la nuit à la salle 4, auprès de ce pauvre Le Daniel ; il semble bien mal. Il me reconnaît, je l’aide à se gargariser la bouche ; pauvre garçon !

    Il est 5 h ½ du matin, l’angélus carillonne à toute volée aux clochers de la ville, c’est aujourd’hui la Purification de la Très Sainte Vierge.

    « Je suis bien mal, me dit, le pauvre Le Daniel, c’est demain mon anniversaire, j’aurai 29 ans, ce sera demain mon dernier jour. – Vous entendez l’Angélus, lui- dis-je, c’est aujourd’hui la chandeleur ; au contraire la Ste Vierge, qui vous protège, va vous guérir. Ayez confiance en Elle. – Ah oui ! j’ai grande confiance ! – Alors, du courage, mon cher ami, vous guérirez sûrement. Courage et confiance… » et je le laisse plus calme, afin de ne pas le fatiguer ; je me retire derrière le paravent, prés du poêle – car je suis gelé – et non loin de son lit, prêt à venir à son appel. Je vais le voir, deux fois, il s’est endormi. Pauvre et cher jeune homme ! Avant de quitter la salle – lorsque les infirmiers vont venir – je m’assure qu’il dort encore ; il dort toujours, calme, d’un bon sommeil, comme un petit enfant qui a confiance en sa mère, il s’est endormi confiant dans la Très Ste Vierge ; il dort, bercé par la Mère de Miséricorde, Elle le veille, Elle le protège, Elle lui sourit… Il dort, le cher Le Daniel, du sommeil des anges.

    Consolatrice des affligés, priez pour lui ! Santé des infirmes, priez pour lui ! Refuge des pêcheurs, priez pour lui !!...

    Je me retire et après avoir serré les mains de « mon cher petit fusilier » qui est réveillé et gai comme un pinson, de tous mes amis des salles 3, 1 et 2, je quitte l’ambulance.

    Au dehors il pleut. Il est 8 heures !

    Je m’arrête à la cathédrale, en passant, saluer le Maître, et le remercier et l’invoquer pour les chers blessés et malades.

    Je n’ai que quelques quarts d’heure à rester à la maison, car – ce matin – je prends le train de 10 h 19 pour le Buisson, où je vais passer deux jours. Je descends à la gare de Limeray, le bon Paul de Bellaing est au devant de moi avec sa voiture. Nous passons à Limeray, la rue d’Enfer et la belle côte qui est toute bordée de talus boisés.

    Nous arrivons au Buisson pour déjeuner. M. H. de Bellaing, toujours si bon, si affectueux, si hospitalier, me reçoit à bras ouverts. Quelle belle demeure ! On y respire un air pur de franchise, de familiarité loyale ! C’est la vie de famille d’autrefois. Le vieux manoir qui est la propriété de la famille depuis trois cents ans, a un aspect si calme, si reposant, si imposant dans sa simplicité, surtout la vieille façade sur l’arrivée. Et les bois qui l’entourent, avec leurs châtaigniers majestueux et trapus, avec leurs pins dans lesquels le vent chante la plus douce, la plus suave des mélodies, avec leurs fourrés épais, avec leurs ravins, avec leurs allées calmes et mélancoliques. Quel calme et – à la fois – quelle vie !...

    Madame de Bellaing est souffrante et garde la chambre.

    Après le déjeuner – au cours duquel nous avons parlé… de la guerre, bien entendu – je vérifie des travaux de couverture et de charpente ; puis – à pied – par la route, avec Paul de Bellaing, nous allons à St Ouen, et à la Garenne du Pin.

    Quel gentil bourg que St Ouen, si ramassé au long du coteau, au fond du vallon ! La demie de 5 h sonne au clocher de l’église, sur lequel est écrite cette parole si vraie et si pénétrante dans sa vérité :

    « Le temps passe

    L’éternité s’avance ! »…

    On se sent remué par cette vérité et – inconsciemment – on se prend à scruter le passé, si lointain déjà, et à envisager l’éternité si proche. « Le temps passe, l’éternité s’avance ! ».

    Comme le temps a passé, pour tant de gens, pendant cette guerre, et comme l’éternité s’est avancée à pas de géant. Pour eux est commencée !...

    À la Garenne du Pin où – suivant la tradition dans la famille – Madame Jean de Bellaing nous reçoit en toute affection, au milieu de ses chéris : Joseph et Humbert, nous restons près d’une heure à bavarder au coin du feu, devisant de la guerre, parlant du bon Jean, automobiliste à Tours, au service d’une fabrique de viande conservée pour l’armée. Nous allons à la Grilletterie par un petit chemin délicieusement encaissé, enténébré par les brumes du soir qui montent de la Ramberge[7], que nous passons sur un rustique pont de bois.

    Nous revenons au Buisson dans le soir tombant, et dans les bois il fait très noir.

    Après le diner qui fut très gai, la causerie de la veillée fut faite dans la grande Salle de Chasse, autour d’un bon feu de bois ; mais, en raison de la nuit précédente que j’avais passée à l’ambulance – sans sommeil par conséquent – la veillée est écourtée et nous gagnons nos chambres. Je m’endors, bercé par le vent qui chante dans les bois et le ronflement du feu qui pétille dans la cheminée…

    [1] à Paris, rue de l’abbaye, 6 bis, anciennement au château des terrasses, à Chambon, (Loir-et-Cher)

    [2] des environs de Cholet (Maine-et-Loire)

    [3] des environs de Nantes (Loire inférieure)

    [4] de Rodez (Aveyron)),

    [5] d’Amiens (Somme)

    [6] de Boulogne/mer (Pas-de-Calais)

    [7] Rivière