• 15 et 16 février 1915

    15 février et 16 février

    Je reçois la lettre suivante de l’abbé Perly :

    « V….S                                                           10 février 1915

    Bien cher Monsieur

    Voilà presque une éternité que je ne vous ai pas donné signe de vie ; je voudrais le faire ce soir, dans des conditions assez pittoresques.

    Figurez-vous : moi assis en tailleur sur une poignée de paille, comme éclairage un méchant bout de bougie attaché à un fil de fer ; devant moi un foyer dans lequel brûlent des charbons très ardents, réduits d’un superbe chêne de la Forêt de Hesse, un camarade me servant d’écran ; voilà mon intérieur. Comment est faite la maison ? Un souterrain creusé dans le flanc du coteau, 2 mètres de large, 7 mètres environ de long, comme charpente des pièces de bois recouvertes de terre et de pierres. C’est la villa de la Boue, car dans les chemins, dans les sentiers et dans les champs que nous devons traverser c’est une bouillabaisse qui n’a rien de bien marseillais. Un homme libre de ses mouvements s’en tire difficilement, mais quand nous avons un pauvre blessé sur nos brancards, il est souvent bien exposé. Et quand, par malheur l’équipe se perd dans les bois, ce qui est arrivé dans la nuit de lundi à mardi, cela n’a rien d’intéressant ; l’équipe demandée à 8 heures le soir pour aller chercher un blessé à 800 mètres est arrivée aux guitounes à 6 heures du matin. L’infortuné blessé et ses brancardiers ont souffert physiquement et moralement. Personnellement, je n’ai rien de bien intéressant à vous signaler, j’ai eu une petite conjonctivite qui m’a fait souffrir suffisamment, à part cela je me porte (à merveille). J’ai reçu ce matin une carte de Marcel, me disant qu’il venait de recevoir une lettre de vous, la première, la correspondance lui arrive difficilement ; les dernières lettres de maman sont revenues à Gy, il me reprochait de garder un silence par trop monastique, c’est dire qu’il n’a pas reçu mes 3 dernières lettres et 2 cartes. Il a changé de secteur, il a quitté Vauquois pour l’Argonne plus meurtrière. Je le regrette doublement, car nous ne nous retrouverons pas facilement, heureusement que nous avons passé ici ensemble nos fêtes de Noël et du 1er de l’an et c’est à quelques centaines de mètres des boches que nous nous sommes enchâssés, en la nuit de Noël près de Boureuilles.

    Je veux croire qu’il a répondu à votre lettre du 20 au 25 janvier. Il me dit être en parfaite santé, je veux le croire, il m’avait beaucoup inquiété les 2 et 3 janvier ; je l’ai vu, alors, complètement démoralisé ; je sais par certains de ses camarades qu’il avait retrouvé sa gaieté et son entrain avant de quitter le secteur Vauquois c'est-à-dire le 14 janvier.

    Mon beau-frère revenu de convalescence doit être au dépôt du 113e, 9e Cie ; je crains qu’il revienne vivement sur le front, s’il n’y est déjà. Maman m’a dit que vous devez faire un voyage à Gy, je veux croire que vous avez profité de votre présence auprès d’eux pour leur mettre un peu de courage dans l’âme. Maman me semble un peu désespérée, tout au moins déconcertée par la longueur de cette terrible guerre, qui a fait et fera, hélas ! encore tant de veuves et tant d’orphelins.

                           

    8_Fi_00424

    Journée nationale des orphelins. Guerre 1914-15-16.- Foerster, Charles H., 1916.- 8 Fi 424. AD41

     

    J’espère - cher ami - que vous êtes maintenant complètement remis de votre accident d’auto, que vous êtes aussi gai, aussi vif qu’auparavant. J’espère aussi en de bonnes nouvelles de Madame votre mère, à laquelle vous présenterez - s’il vous plaît - mon respectueux souvenir. Pardonnez si je ne suis pas bien les lignes de mon papier, mais mon caporal qui met ma patience à l’épreuve met sa main devant la bougie.

    Je vous quitte - cher monsieur - et ami - en vous demandant de croire à mon affectueuse amitié.

    Signé : Joseph Perly. »

    Je vais, ce soir, à l’ambulance. « Vous êtes attendu par nos malades, me dit Mademoiselle Roche (un de ces derniers jours) comme le messie et le jour où vous venez est presque fête pour eux ! »…

    Je suis très touché de cette affection.

    Les nouveaux malades arrivés hier sont, tous, très sympathiques ; l’un d’eux dort toute la nuit, à poings fermés et ronfle comme un tuyau de basse d’orgue de cathédrale. Les anciens malades vont très bien, sauf Mêmereau[1], qui souffre beaucoup d’une espèce de paralysie. Mon petit fusilier, Charles Viard, va de mieux en mieux ; vraiment il eu une typhoïde très régulière, il n’en restera bientôt plus que le souvenir.

    La nuit se passe en distribution de tisanes, potions, sirop de diacode[2], etc. Le temps passe vite. Je quitte l’ambulance vers 8 heures, à regret, et je m’arrête - en passant - à la cathédrale. Jean Guilpin[3], déjà revenu blessé du front, passe dans une basse-nef ; il vient me serrer la main ; en me disant adieu, car il repart ce matin même, à 9 heures 1/2, pour le front. Je prie pour lui. Brave Jean !

    Je reçois une carte de Léon Courtioux de Nîmes (Gard).

    [1] des environs de Parthenay (Deux-Sèvres).

    [2] [Sirop d’opium faible]

    [3] fils de M. Guilpin, régisseur du château de Chaumont-sur-Loire.