• 5 décembre 1914

    5 décembre

    Dans la nuit je me suis aperçu que j’avais une dent de cassée, et la lèvre et la langue coupées ; ma langue est tuméfiée et enflée. Allons bon ! Qu’est ce que cela encore ? Le Dr Ferrand, qui est appelé, vient ; il m’examine ; je n’ai rien de cassé dans la poitrine et je souffre simplement de la forte commotion ressentie. Il me recommande le repos, et pour ma bouche des gargarismes. J’ai fait prendre des nouvelles de l’abbé Renou, la nuit a été bonne et il va bien.

    Allons, tant mieux.

    Je préviens Louis de Ponton d’Amécourt[1], représentant « la Zurich », à laquelle compagnie d’assurance je suis assuré pour les accidents ; il vient me voir. Je préviens aussi mon conseil, Me Jolain[2], avocat rue des Saintes-Maries, auquel j’ai grande confiance ; il vient me voir aussi.

    Le bonhomme[3] auteur responsable de l’accident vient me voir 2 fois ; la première fois il semble me menacer et le prendre de haut, mais je lui réponds comme il convient, et il s’en va penaud ; la seconde fois il est plus aimable, très ennuyé, ne demande qu’à arranger l’affaire, etc. etc. En somme il sent « qu’il est dans de mauvais draps ». Mon affaire étant dans les mains de Me Jolain, je ne ferai que ce qu’il me dira.

    En attendant je vais faire estimer les dégâts causés à ma voiture par un mécanicien compétent. Dès maintenant je dépose une plainte entre les mains de la gendarmerie, contre le sieur Champault, auteur responsable, et cela, dès ce soir. Le bonhomme s’en va découragé !

    Paul Verdier m’envoie une carte de Cette [Sète] (Hérault) : le quai de ville « Cette 3 Dec. 14 - Bonnes amitiés, souvenir de la Méditerranée, après évacuation ici des blessés. Signé : Paul Verdier »

    Mon vieil et bon ami Paul !

    Voici aussi une lettre de Berthe datée du 2 décembre.

    « Ma chère mère

    Mon cher Paul

    Merci à tous deux de vos bons souhaits à l’occasion du 19e anniversaire de notre mariage. Nous voilà dans la 20ème année. Comme le temps passe ! Malgré les petits ennuis de la vie, il est vrai que lorsqu’on regarde un grand gars comme nous en avons un, et qui parle d’être soldat, il faut se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus jeunes. Merci, également, des correspondances que vous nous avez communiquées et que je vous renvoie ci-joint, elles nous ont bien intéressé ; celle de Lunéville est vraiment triste, pauvre gens ! Et combien sont dans la même situation, et encore pire. La lettre de Mgr Bolo est comme lui, toujours gaie, toujours heureux, partout…Quelle belle nature ! Il est à la merci des bombes et des dangers de toutes sortes et malgré tout ça il donne encore du courage à ceux qui ne craignent rien, et qui, comme nous, sont tranquilles chez eux ; ses matelots ne doivent pas s’ennuyer avec lui et je crois bien, en effet, qu’il est estimé de tout le monde depuis le plus petit jusqu’au plus grand.

    Dieu que c’est long (la guerre) à aboutir à quelque chose ! Les journaux n’intéressent même plus, tellement c’est triste de ne rien voir de nouveau et nous voici au mois de décembre, les pauvres soldats ont déjà eu les pieds gelés dans la neige, dans les tranchées et ils ne sont pas au bout. La classe 1915 va partir bientôt…

                                   Votre fille et sœur

                                Signé : B. Randuineau »

    Oui, en effet, tout cela est bien long. Rien ne bouge plus. On se bat toujours, on avance toujours et toujours nous sommes à la même place. Voilà une chose que je ne comprends pas.

    État civil des ambulances pour la semaine :

    Le 28 novembre : Jean-Baptiste Callibet, 25 ans, soldat au 12ème régiment d’infanterie à l’ambulance (avenue Paul-Renaulme).

    Le 29 novembre : Jules Pierre Victor Chalmey, 33 ans, soldat au 42e régiment d’infanterie à l’ambulance (avenue Paul-Renaulme).

    Le 30 novembre : Jean-Antoine-Urbain-Adrien Montbroussous, 34 ans, soldat au 122ème régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    J’apprends la mort glorieuse d’un de mes anciens condisciples de collège : le Docteur Henri Le Cœur, médecin principal de la Marine, tué à Dixmude [Dixmude], le 10 novembre, dans son ambulance, au milieu des blessés qu’il soignait.

     

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    Blois.- La Cour d’honneur du Collège Augustin-Thierry.- 6 Fi 18/1728. AD41

     

    Je me souviens d’Henri Le Cœur, au temps déjà lointain du collège Augustin Thierry – il y a près de 30 ans – comme le temps passe ! Le Cœur était dans les « grands », moi j’étais dans les « petits » ; travailleur exemplaire, il était arrivé seul, par son labeur et sa conduite. Ses parents, de braves et modestes tailleurs, n’étaient pas très fortunés ; leur fils était leur légitime orgueil. Ils sont morts depuis longtemps déjà ; le voilà – lui aussi – couché dans la tombe, et couché dans la gloire.

    [1] Rue des Rouillis, 25 à Blois

    [2] gendre de M. Edmond Riffault

    [3] le sieur Champault, cultivateur – roulier aux Métairies, commune de Blois