• 4 décembre 1914

    4 décembre

    Mon excellent ami, le bon abbé Renou, vicaire à Saint-Vincent, attaché au service des entrées de l’ambulance Sainte-Geneviève, pour toute la durée de la guerre, me demande de le conduire à Dhuizon, au château de la Chevrolière (chez M. [Colas] des Francs) et au château de la Hardonière (chez M. de Larminat) pour porter à des blessés convalescents certaines pièces qui leur sont utiles pour rejoindre leur ambulance de convalescence. Il s’agit de rendre service, j’accepte de tout cœur et vers 2 heures ½ nous partons de Sainte-Geneviève. Nous passons par Mont, Bracieux, Neuvy. Avant Dhuizon une panne de moteur se produit, j’y remédie, nous repartons. Nous nous arrêtons quelques instants chez M. le curé de Dhuizon pour demander le chemin des châteaux où nous allons. Avant la Chevrolière, autre panne de moteur, j’y remédie encore, nous repartons. Nous arrivons à la Chevrolière, grand bâtiment rouge au milieu des bois ; ce n’est pas gai. Mme ou Mlle des Francs, très aimablement, nous reçoit. Nous passons dans un salon où sont les blessés. Ils lisent, fument, se chauffent à un bon feu de bois, jouent aux cartes, aux dominos, au damier ; ils sont une douzaine. M. l’abbé leur remet certaines pièces, nous causons avec eux ; un pauvre blessé territorial pleure, il est de la Bassée (tout dans le Nord) et sa femme est morte depuis son départ ; il est inconsolable. Le pauvre homme !

     

    6_Fi_074%00020 [1600x1200]

     

    Dhuizon.- Château de la Chevrolière.- 6 Fi 74/20. AD41

     

    Nous quittons la Chevrolière, nous arrêtons quelques instants chez M. le curé de Dhuizon. La nuit vient vite en cette saison et déjà les lumières sont allumées. Le temps menace à la pluie. Nous partons pour la Hardonière, située tout à fait sur l’orée de la forêt de Boulogne, à l’extrémité de l’allée si longue du Roi de Pologne. Je laisse M. l’abbé aller voir les blessés.

    La pluie menace de plus en plus, la nuit est venue, une nuit très noire, il fait une tempête terrible et le vent tord les arbres qui – semblables à des fantômes de géants au mille bras – s’agitent autour de moi. J’allume mes lanternes, celles avant et celle arrière ; mais –je ne sais pourquoi – mes phares ne veulent pas s’allumer.

    Je devine la silhouette de la Hardonière, elle me semble lourde et de plusieurs pièces.

    Enfin voici l’abbé Renou ; M. et Mme de Larminat – qui me paraissent fort aimables – l’accompagnent.

    Nous partons. Quel vent terrible !

    Nous prenons par Dhuizon, Neuvy, Bracieux. Qu’il fait noir ! Nous y voyons cependant, malgré cela j’avance avec prudence, mes lanternes – à défaut de mes phares – éclairent bien et je corne de temps en temps. Franchement si ce n’avait été pour rendre service, j’aurais bien préféré rester chez moi par un temps pareil. Il faut traverser des bois, deux forêts par un temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit. Enfin il faut bien s’entraider ; cependant il me semble que c’est souvent mon tour d’aider les autres, tandis que moi personne ne m’aide. Je ne me plains pas, je constate. Enfin ! …

    Une nouvelle panne de moteur nous arrête à la côte de l’Ermitage, en pleine forêt de Boulogne. C’est un guignon ! Cela vient de la mauvaise qualité de l’essence, qu’en ce temps de guerre on achète où l’on peut. Je l’ai achetée très chère chez l’épicier[1] auprès de chez moi, des gens qui vendraient bien je ne sais quoi ! Je répare – après plusieurs essais – et – enfin – nous repartons.

    Mais la pluie se met à tomber, une pluie fine et serrée qui gêne la perceptibilité au travers de la glace. Je vais avec encore plus de prudence. Nous croisons ou dépassons des voitures allumées que nous voyons très bien. Nous passons à Mont et entrons en forêt de Russy. Tout à coup, à 1 kilomètre environ de la patte d’oie, à un endroit très obscur, très encaissé par de hautes futaies, un choc formidable se produit, un bruit épouvantable se fait entendre. Nous sommes projetés en avant. La glace vole en éclat, le volant se brise sur ma poitrine, le capot est défoncé, mes phares sont aplatis comme des accordéons, je ne sais quoi encore !…. Mon Dieu ! Mon dieu !… Que peut-il y avoir ?… Ah ! Mon dieu… Nous nous sortons comme nous pouvons de l’auto. Le pauvre abbé a une large entaille au dessus de l’arcade sourcilière de l’œil gauche et il perd son sang en abondance ; moi, ayant eu le volant brisé sur la poitrine, je souffre de douleurs internes, et j’ai –je ne sais comment – une dent de cassée. Ah mon Dieu ! Quel malheur !... Le pauvre abbé se lamente, il se croit perdu, fait son acte de contrition « mon sang coule ! Mais je vais perdre tout mon sang ! Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu !! ». En vain avec son mouchoir, avec le mien ensuite j’essaye d’arrêter l’hémorragie ; peines perdues, le sang coule toujours et le pauvre abbé perd et son sang et son sang-froid. J’essaie en vain de le rassurer…

    Nous venons de nous jeter dans une voiture chargée de bois qui – avec une autre voiture – étaient toutes deux sans lanternes allumées.

    Ces deux voitures étaient dans l’ombre et à gauche, au lieu d’être à droite, moi j’étais à droite et mon rayon lumineux éclairait bien à droite et n’éclairait pas les voitures qui étaient à gauche. Je présume que nous voyant venir, tout au dernier moment, celui qui conduisait la voiture de derrière aura voulu la ramener de gauche à droite ; trop tard ! Arrivant dans mon rayon de lumière, à droite, lorsque j’étais dessus. Je ne pus l’éviter.

    « Comment malheureux vous n’avez même pas une lanterne ? » Dis-je à un homme et à une femme qui sortirent de l’ombre. Ils restèrent là, hébétés, ne sachant que répondre, ne niant pas ; en vain la femme essaya-t-elle de me dire « qu’avec sa main » elle m’avait fait des signaux. Chose invraisemblable ! Et puis serait-elle, comment voulez-vous voir des signaux dans l’obscurité. Les misérables ! Ils s’occupaient plus de leurs chevaux que de nous.

    La pluie tombait, il faisait noir, le pauvre abbé appelait « au secours », seuls les échos de la forêt lui répondaient ; c’était lugubre.

    Moi, je ne perdais pas mon sang-froid. Je rallumais une lanterne éteinte, rangeais ma voiture sur la berge de droite – en ayant soin d’y laisser une lanterne allumée – prenais le registre de Sainte-Geneviève que mon ami avait.

    Cependant un instant – je l’avoue – une faiblesse bien compréhensible me prit, une sueur froide glissa sur mon visage, je perdis mes sens et je tombais sur la berge évanoui. Cela dura une minute ! Je me relevais vite, et prenant le bras de l’abbé, dans la direction de la patte d’oie où – chez le garde – je pensais trouver du secours, je l’entraînais. Il était 6 heures ½ environ.

    A mi-chemin, derrière nous, une auto venait. Je fis des signaux, elle s’arrêta ; c’était M. Mandard, boucher rue des orfèvres. Nous le mîmes au courant de l’accident, en quelques mots ; très aimablement il nous offrir de nous emmener. C’était la Providence qui venait à notre secours.

     

    6_Fi_018%00718 [1600x1200]

     

    Blois.- La rue des Orfèvres.- 6 Fi 18/718. AD41

     

    Nous nous installâmes dans sa voiture. En passant à la patte d’oie j’allais prévenir les propriétaires de l’auberge et leur demander de vouloir bien ramener et remiser chez eux ma voiture. Ils furent très aimables, m’offrirent un petit verre de je ne sais quoi, un autre et un mouchoir pour l’abbé, et m’assurèrent que ce serait fait pour ma voiture aussitôt ; et en effet ce fut fait, et dans de très bonnes conditions. Les braves gens ! M. Mandard mit le cap de son auto sur Sainte-Geneviève, où nous arrivions sans encombre.

    J’aidais l’abbé à descendre. Aussitôt les Dames infirmières s’empressèrent autour de lui, le Dr Ferrand[2], demandé, arriva en la personne de son fils ; la plaie fut bien lavée, pansée, brûlée à l’iode, recousue (car elle était assez large), aucune artère n’était coupée ; le tout fut bien enveloppé de ouates, de bandes, et après avoir pris un cordial, on le monta – sur une chaise à porteur s.v.p – dans une chambre qui lui a été spécialement aménagée.

    Quant à moi, le docteur, à mon tour, m’examina la poitrine, pour voir si j’avais quelque chose de cassé. Je n’avais rien, que la compression résultant du formidable coup de volant reçu en pleine poitrine. Ce sera, pour moi, l’affaire de 8 à 10 jours, et ce sera tout, s’il ne survient rien. Je pense donc pouvoir m’en tirer à bon compte. Le docteur me fit frictionner avec de l’alcool camphré, je pris un bon verre de cordial, et je rentrais chez moi, bien tranquillement, à pied. En arrivant à la maison, il me fallut bien annoncer l’accident à maman, je dînais et me couchais. Enfin !...

    Quelle journée, mon Dieu ! Quelle journée ! Il s’en est fallu de peu que ce fut la dernière et que j’aille retrouver au ciel – je l’espère – tous ces héros qui nous y attendent.

    Comme la vie tient à un fil !

    Mais cela me sera une leçon. Je ne veux plus faire d’automobile et même entendre parler. Comme on dit, « chat échaudé craint l’eau froide » et comme on dit encore « J’en ai soupé ! ». Ah oui alors ! Je n’ai pas l’intention d’y laisser bêtement ma peau, je préfère la laisser pour d’autres causes plus nobles. J’en ai soupé de l’auto !

    Le Bon Dieu nous a gardé, l’abbé Renou et moi, qu’Il en soit béni ! Gloire en soit rendue à Dieu…

    [1] Ravineau-Imbert, avenue de Saint-Gervais

    [2] médecin de l’ambulance de Sainte-Geneviève, 8, rue du Mail, Blois