• 30 et 31 décembre 1914

    30 et 31 décembre 1914

    Je reprends ce soir mon service à l’ambulance – après un arrêt de plusieurs semaines. Du reste il y a eu, également, un arrêt dans le service de garde de nuit, les salles 1 et 2 ayant été supprimées, à la suite des accents de révolte survenus entre les Docteurs et les Dames infirmières. Mais les choses se sont arrangées et des sanctions ont été prises. M. le Docteur Major Marchand[1].) ; M. Thoraux[2], administrateur ; M. Dubois de la Cotardière[3], administrateur adjoint, ont donné leur démission ; Melle Sauvalle[4], infirmière-chef a quitté Blois ; Melle Renson d’Herculais[5] , Infirmière-major a quitté l’ambulance presque dès le début. M. Florance[6], a été nommé administrateur, il n’y a plus d’administrateur-adjoint, et le Docteur Ansaloni[7] remplace le Dr Marchand. Tout ceci montre le peu d’union qui anime les hommes et les femmes. Discorde et rivalité. Ce matin je vais à une messe dite à la cathédrale pour le repos de l’âme du lieutenant [Eugène] Duneau, tué à l’ennemi –  en Argonne – le 30 novembre – à l’âge de 35 ans ! Pauvre jeune homme !…

    Ce soir, donc, à 7 h – en compagnie de M. Chavane – je reprends mon service de veille de nuit à l’ambulance de l’école normale des instituteurs. La salle 2 est vide et il n’y a que des blessés dans la salle 1 ; ce sont, tous, de nouveaux blessés ; ils viennent de la région d’Ypres. Sur six blessés : 4 ont les pieds gelés, 1 a une balle dans la jambe, et 1 a une balle dans la poitrine, compliqué d’une pleurésie. Ceux qui ont les pieds gelés souffrent atrocement et, à l’un deux, la bonne sœur a été sur le point de lui faire une piqure de morphine pour le calmer (il lui en avait été fait déjà, les jours précédents). Parmi ces blessés qui ont les pieds gelés il y a 2 tirailleurs algériens : Zabatti et Chouel. Hassen, le bon tirailleur, est parti pour le dépôt de Romorantin et de là il a été dirigé sur Marseille, où est son régiment. Hamida est encore là, mais il est soigné dans les salles du haut, et je ne l’ai pas vu.

     

    tranchées froid

     

    Dans une tranchée de première ligne, des soldats équipés contre le froid dégustent le jus.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2561)

     

    La nuit se passe sans rien de particulier ; le service habituel à faire. Je rentre vers 7 h ½, ce matin 31 Décembre, et il fait encore presque nuit, tellement les jours sont courts ; nous sommes, il est vrai « au plus creux », comme disent les gens.

    Suivant mon habitude, cependant, j’attends l’arrivée des Dames infirmières, avant de quitter mon service. Les 2 infirmières sont nouvelles : Madame Girardin[8] et Madame Chiffer. Je donne une poignée de main et je laisse mes souhaits de nouvelle année aux chers blessés.

    La dernière journée de l’année se passe dans la pluie, dans le vent et la tempête. 1914 aura été – dans toutes choses – une année agitée, bouleversée et remplie d’angoisses. Le sang a coulé à flots, la jeunesse de France – et du monde, on pourrait dire – est tombée sous les coups des barbares, les ruines se sont amoncelées, les catastrophes, les deuils, les crimes atroces, se sont succédés. Quel bilan terrible ! Cinq longs mois se sont passés et la guerre, aussi cruelle, dure toujours. L’horizon est sombre, et, aussi loin que l’on regarde, rien, absolument rien de consolant ne se fait entrevoir. Quelle tristesse étreint les cœurs !

    Les dernières lueurs de 1914, rouges de sang, empourprent la terre. Les martyrs, tombés au champ d’honneur, appellent vengeance ; cette lutte horrible – sans arrêt – va souder ensemble, d’un lien homicide, ces deux années 1914 et 1915, comme déjà – il y a 44 ans –elle souda ces deux années tragiques 1870 et 1871. On pouvait espérer que la guerre actuelle s’appellerait la guerre de 1914. Espoir déçu ! Elle s’appellera – hélas ! – la guerre de 1914 et 1915. Puisse-t-elle s’arrêter là ! Qui sait ? Dieu seul le sait.

    Et c’est pourquoi ce soir, à la cathédrale où je vais, à 4 h ½, le salut du Très Saint Sacrement est-il donné aux chants de pitié et d’imploration.

    « Miserere Mei Deus !… »

    Je termine l’année en assistant à la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, je termine ainsi l’année par un acte de charité.

    Et la nuit vient, elle tombe sur la terre, la pluie fait rage, la tempête est déchaînée. L’année 1914 – qui a entendu tant de râles de pauvres et chers moribonds – râle à son tour.

    La tristesse et les larmes  l’entourent, les cris de détresse et les affres de l’agonie lui font cortège.

    1914 s’en va vers l’éternité !… La nuit est venue… le froid descend… la tristesse monte… les larmes coulent abondamment… les vides, dans les foyers, sont glacés… les aimés qui sont partis, ne reviendront plus…les prières s’exhalent au ciel… Douze coups se font entendre… douze coups d’agonie… L’année 1914 n’est plus. Elle est partie pour l’éternité laissant – derrière elle – un sillage sanglant, de deuils et de tristesses…

    « Miserere Mei, Deus Secundum [magnam] misericordiam tuam !... »

    [1] rue du Ht Bourg, 10

    [2] allée des Lices, 4

    [3] quai St Jean, 32

    [4] Rue des Ecuries du Roi, 14

    [5] fille du général d’Herculais, décoré de la médaille du Maroc, rue du Palais

    [6] Boulevard Eugène-Riffault, 16

    [7] rue des Minimes, 11

    [8] femme du colonel du 113e très grièvement blessé en Lorraine, au mois d’Août, et fait prisonnier en Allemagne. Son fils a été tué à l’ennemi. (route basse de Paris, 6)