• 27 décembre 1914

    27 décembre

    État civil des ambulances de la ville pour la semaine :

    Le 20 décembre : Arthur Lecuyer, soldat au 1er régiment d’infanterie coloniale (Sainte-Geneviève)

    M.H. de Bellaing m’écrit : « Mon cher ami excusez, je vous prie, le retard de ma réponse, le tort en est à mes émigrés qui sont de gentils et bons enfants mais ne savent pas ce qu’ils veulent. Après bien des indécisions ils m’ont dit qu’ils étaient décidés à s’engager dans les premiers jours de janvier. Je vous adresse toutes mes excuses pour la peine que vous vous êtes donnée pour eux et en profite pour dire, mon cher ami, tous les vœux que je forme pour vous et ceux qui vous sont chers. Bien cordialement à vous.

                                          « Signé : H. de Bellaing »

    C’est ce que ces braves jeunes gens ont de mieux à faire.

    J’ai souvent pensé à l’absence de ceux que j’appellerai « les âmes de la Patrie ». Disparus, emportés vers l’au-delà, invisibles à nos yeux, ils nous voient, ils voient la guerre, mais, nous, nous ne les voyons pas. Qu’auraient-ils dit ? Qu’auraient-ils fait ? De quelle ivresse patriotique auraient-ils fait frémir la France ? Quelle joie auraient-ils éprouvé à la pensée de « la revanche » qu’ils attendaient depuis si longtemps ? Ils n’ont pas - ici-bas - connu cette joie ; ils n’ont pas vu ces masses d’hommes se ruant vers les frontières ; ils s’en sont allés vers d’autres rivages nous laissant, tous, remplis d’angoisses et de craintes. Angoisses justifiées, craintes légitimes.

    J’ai souvent pensé à eux et je me suis dit « s’ils étaient là ? »…

    S’ils étaient là les [Paul] Déroulède, les Jules Lemaître, Édouard Detaille, François Coppée, Mgr Freppel, Cardinal Richard, Alphonse Daudet, [Frédéric] Mistral, et tant d’autres ! J’en oublie. S’ils étaient là ?

     

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    Paul Déroulède, 1846-1914.- Auteur des immortels chants du soldat.- 6 Fi 301/19. AD41

    Voici une lettre de Robert reçu ce matin :

    « Paris, 25 Décembre 1914.

    Chère grand’mère

    Cher oncle

    Je vous prie de nous excuser de ne vous avoir pas écrit hier, mais nous avons été troublés par une nouvelle qui nous a été annoncée en partant de l’école pour les vacances, hier : l’école[1] est licenciée par suite du départ de la classe 15 et du prochain départ de la classe 16.

    Je me suis mis aussitôt à la recherche d’une place afin de m’instruire et de m’occuper pendant la durée de la guerre, et jusqu’au départ de la classe 17. Je n’ai encore rien trouvé, mais je vais aller me présenter demain dans plusieurs usines comme dessinateur. Si je trouve, cela me permettra de connaître les règlements d’une usine et quelques points de mécanique que j’ignore. Je viens donc vous souhaiter bon Noël avec l’espoir que le prochain soit plus gai. Un certain nombre de mes camarades est parti avec la classe 15, dans des garnisons du centre, surtout aux Ponts-de-Cé. Nous avons été avisés à l’école de la mort au Champ d’honneur d’un de nos camarades de 3e année qui s’était engagé et qui avait demandé à remplir une mission périlleuse. Paris est toujours sans changement, le soir la moitié des becs est allumée dans les rues et avec un brouillard très intense, on ne voit pas loin devant soi.

    Nous avons été heureux d’apprendre le rétablissement de mon oncle et nous espérons qu’il n’y paraîtra bientôt plus du tout.

                              Je vous embrasse de tout cœur

                                    Signé : R. Randuineau ».

    Berthe joint le mot suivant : « Nous avons préféré vous laisser passer votre jour de Noël, sinon gaiement, du moins tranquillement, pour vous faire connaître nos nouveaux ennuis pour Robert. Nous espérons qu’ils trouveront facilement du travail, car ils en cherchent tous ; on demande du monde dans toutes les fabriques d’aéroplanes et d’automobiles ; il a rendez-vous tantôt avec un de ses camarades pour se présenter comme dessinateur. D’un autre coté M. Patrouix, à qui j’en ai parlé, m’a dit qu’il lui trouverait probablement quelque chose par un de ses amis qui est directeur de la fabrique des omnibus de Paris ; il m’a bien dit que ça ne lui ferait pas de mal pour ses études, au contraire ça lui fera voir les machines de près et ça l’avancera pour plus tard ; mais combien tout ça durera-t-il de temps ? Hélas ! il y a beaucoup de jeunes gens qui auront la carrière brisée à la suite de tout ça…

                                Votre fille et sœur ; Signé : B. Randuineau »

    Tout cela est profondément triste. L’école fermée, les études arrêtées, l’élan amoindri, les mois qui passent, la vie qui avance ; que de carrières vont être brisées ! Le temps passé ne se rattrape jamais.

    [1] L’école des Arts-et-Métiers de Paris