• 2 et 3 décembre 1914

    2 et 3 décembre

    « Cher monsieur Paul, m’écrit René Labbé à la date du 25 novembre, j’ai reçu hier votre charmante et longue lettre. De vos nouvelles me font toujours plaisir. La vie des tranchées devient monotone et le froid n’est pas fait pour égayer la situation. Cependant nous acceptons le sacrifice courageusement. Il le faut du reste, c’est à ce titre seul que nous vaincrons et nous vaincrons j’en suis sûr.

    Tous les quatre jours nous relevons des tranchées pour aller cantonner dans un petit pays à l’arrière. Je n’ai pas de nouvelles de Vergnaud. Machefer, à qui j’ai écrit voilà une quinzaine, ne m’a pas encore répondu.

    Avant-hier nous avons reçu du renfort d’Albi composé de territoriaux. On nous raconte la bataille des embusqués, c’est à qui ne partira pas[1] ! Aussi j’espère que justice sera faite de tous ces individus qui clament bien haut la victoire aux cris de « Vive l’Armée ! »

    Je ne sais pas si je ne continuerai pas le métier militaire après la guerre ; je vais réfléchir et voir les avantages et les inconvénients. Que pensez-vous de l’idée ?

    J’aurais beaucoup de choses à vous dire sur notre vie actuelle, mais vraiment, le froid m’oblige à arrêter, du reste je vous raconterai cela de vive voix, car j’espère toujours dans le retour, un retour peut-être lointain, mais certain. C’est l’étoile du courage qui brille à l’horizon, que de beaux jours nous vivrons après la victoire ! Ah ! Tenez, je préfère vous quitter avec cette impression plutôt que penser aux petites souffrances que nous endurons en ce moment.

    Je vous serre bien affectueusement les deux mains

    Votre petit ami

                                  Signé : R. Labbé »

    Ce soir je vais à l’ambulance pour mon service de garde de nuit ; M. Chavanne est encore mon compagnon de veille. Mais il flotte dans l’air un je ne sais quoi d’anarchie, de révolution. Déjà – hier – le bon Docteur Marchand, dont je suis honoré de la confiance et de l’amitié – est venu me conter ce qui se passait. Devant l’esprit d’indiscipline de Dames infirmières, devant mille vexations qu’il a eu – ainsi que le Dr et madame Croisier – à supporter, devant le manque de respect du personnel, devant les affronts immérités qu’il a du subir, le Dr Marchand – à bout de patience – a donné sa démission. Le Dr Croisier l’a suivi, de sorte qu’il n’y a plus de médecins à l’ambulance.

    Les Dames infirmières – dont on ne saurait nier le dévouement – mais dont l’esprit d’indépendance est bien connu, racontent les choses à leur façon. Les choses en sont là.

    On parle de fermer l’ambulance, ou de continuer comme hôpital auxiliaire militaire.

    Reviendrai-je alors à mon poste ? C’est, peut-être, la dernière nuit que j’y viens, et c’est, peut-être, la dernière fois que je vois les chers blessés ; Viaux, Leroux, Hamida , Hassen, Sergent, etc.

    Un vent de révolte souffle dans les salles.

    Mon Dieu ! La soumission n’est donc pas de ce monde ? Et l’esprit de sacrifice n’est-il donc accepté que parce qu’il apporte une certaine renommée de gloire et d’orgueil ? Sacrifice obscur et inconnu où es tu ?

    La nuit se passe sans rien de particulier. Pendant le sommeil des blessés et les longues heures de la nuit je commence la lecture de « L’Abbé Constantin » de Ludovic Halévy ; quelle belle étude toute remplie de gracieux tableaux, si simples et si vrais. J’aime beaucoup ces romans là ; c’est bien la vie telle qu’elle est vécue par certains de ces bons curés de campagnes ; nobles figures, toutes de sainteté, de sacrifice et de bonté. Ils étaient les hôtes, que dis-je ? , les amis des salons d’autrefois, au temps où les châteaux étaient habités par les vieilles et bonnes familles, la providence des pauvres. Les temps sont changés, hélas ! Les qualités ancestrales ne sont plus. Les aumônes sont peut-être encore faites, mais ce n’est plus de la même façon. Ce n’est plus la même familiarité  et les châtelains « parvenus » jettent leur or en pâture aux affamés qui attendent – entre deux coups de bourse ou entre deux affaires industrielles. Combien j’aimais mieux le simple morceau de pain donné par la vieille douairière, avec une bonne parole, des encouragements et de l’amitié vraie !

    Cette étude est très belle. Elle me conduit jusqu’à 5 heures ½, heure où l’angélus sonne aux clochers de la ville ; le jour est proche, les infirmiers commencent leur remue-ménage. Je ferme mon livre, et à 7 heures ½ je rentre chez moi.

    Le tantôt – comme il faisait assez beau – je vais à bicyclette aux Montils, aller et retour par la belle allée de la forêt. Je rentre à la nuit.

     

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    Blois.- La Forêt.- 6 Fi 18/1730. AD41

    [1] Mon cher René dans cette question épineuse des embusqués il faut être prudent et charitable, car il n’est pas besoin d’avoir un uniforme pour faire son devoir et il n’est pas besoin d’être sur le front.