• 5 et 6 avril 1915

    5 et 6 avril 1915
    Lundi de Pâques
    Je vais, ce matin, à la messe à Notre-Dame-des-Aydes, et comme il fait très beau temps, je prends le tramway de 10 h 35 pour Chitenay. Je descends à la Cocherie et fais le trajet à bicyclette. J’arrive au château comme tout le monde se met à table à l’ambulance.
    Je suis invité à prendre part au dessert et je trinque au café avec tous.
    Puis Charlot, Gallon, le général et Darras, nous allons nous promener par le parc ; nous nous amusons bien. Je procède à la remise des décorations aux trois « z’héros » de la fameuse bataille des caves de Chitenay : le général d’abord, puis le quartier-maître, enfin le simple fusilier. À chacun j’accroche à la poitrine : au général, le képi en miniature de Joffre (décoration du franc-buveur) ; au quartier–maître et à Charles, un képi de poilu en miniature (décorations de l’ordre des poilus). Chaque remise de décoration est précédée d’un : « ouvrez le ban ! » suivi de la citation lue à haute voix, et terminée par : « fermez le ban ! ». C’est très comique et ce sont de bons et gais instants de passés.
    Ensuite nous montons à la chambre et nous goûtons gentiment et joyeusement.
    Bons instants !
    Les enfants manifestent le désir de venir me reconduire un long bout de chemin ; je demande la permission à madame la marquise qui me l’accorde, avec force recommandations. Mais voilà Melle Gaudin, accompagnée de sa sœur et d’une autre dame, qui viennent voir Gallon, et ce pauvre quartier-maître qui se réjouissait de venir avec nous, est obligé de laisser sa place à Nizon. Charles et Nizon viennent donc me reconduire jusqu’à Cellettes même. Il fait bon et cette promenade leur fera du bien.
    À Cellettes ils reprennent le chemin de Chitenay, à regret, et moi je file sur Blois.
    « À lundi ! – à lundi !! »
    Je dîne au galop et je grimpe à l’ambulance.
    La nuit se passe dans le calme…trop plat ; il n’y a plus que six malades – pas malades – à la salle 3. Le jour se lève sur un temps gris.
    J’entre à la cathédrale en rentrant.
    Je trouve – à la maison – une carte de Toulouse de C. Robert, entrepreneur de plâtrerie à Saint-Gervais près Blois.
    « Monsieur Legendre
    Me voilà dans les belles choses de l’architecture, justement j’ai comme sergent un architecte de la Rochelle, un ami à M. Célestin Rivet ; voyez d’ici si nous nous occupons en promenade. Allons, monsieur Legendre, recevez mes salutations empressées.
    Signé : C. Robert 138e territorial, 4e groupe,
    10e section de mitrailleuses, caserne Niel. Toulouse. »
    Ce tantôt il pleut. Je vais aux Montils où j’ai rendez-vous avec M. le docteur Corby.

     

    6_Fi_147%00004

    Les Montils.- Grande rue.- 6 Fi 147/4. AD41

    Je rentre par le tramway qui doit passer aux Montils à 5 h 1/2, mais il y a une panne et il ne passe qu’à 7 h 1/4.
    Dans cette gare, ouverte à tous les vents, alors qu’il pleut et qu’il vente, je suis gelé et ne rentre à Blois qu’à 8 h, remorqué par une machine à vapeur.
    En arrivant je me chauffe sérieusement, en lisant une bonne et longue lettre de Robert, arrivée ce tantôt.
    « Paris le 5 avril 1915
    Chère grand-mère
    Cher oncle
    Je profite de mon jour de congé pour vous donner, enfin, de mes nouvelles. Je me porte très bien, je n’ai pas encore eu la moindre indisposition depuis que je travaille, c’est vous dire si la présence à l’usine ne m’est pas malsaine.
    Chez Delage, je travaille à la fabrication des obus, je fais le filetage qui sert à visser la fusée, j’en fais 150 par jour. Exceptionnellement, à l’occasion de Pâques, nous avons eu hier dimanche et aujourd’hui de repos. Je recommence demain matin à travailler. Je remercie mon oncle de son invitation à aller passer les fêtes de Pâques parmi vous, mais comme vous le voyez je n’ai pas eu le temps suffisant pour aller vous voir. J’espère aller passer quelques jours parmi vous d’ici quelques mois (en juillet) avant de rejoindre la caserne.
    J’ai un certain nombre de mes camarades (de la classe 16) qui ont reçu leur convocation. Plusieurs vont au génie aux Ponts-de-Cé, un à l’artillerie lourde de Belfort, un autre aux chasseurs à pied de Langres (10e bataillon). Un Gadzart, ancien de Colbert, de la classe 15, qui était au 10e chasseurs à pied part demain mardi pour les Dardanelles. Nous avons reçu hier une lettre de Mme Loison, de Mer, nous disant que, René (qui est de mon âge) s’est engagé, il ya 8 jours, et est parti au génie des Ponts-de-Cé.
    Ainsi que vous avez pu le voir sur les journaux, l’appel de la classe 1917 a été voté à l’unanimité à la Chambre comme au sénat, malgré les observations qui furent présentées pour rassurer l’opinion publique.
    C’est dans ces mêmes conditions que l’Assemblée votera, d’ici 3 mois, l’incorporation. Je vais aller d’ici une quinzaine de jours me faire inscrire à la mairie. J’ai reçu de l’école un certificat d’élève des arts me permettant de demander un sursis valable dès la fin de la guerre.
    En m’inscrivant je vais faire une demande pour être incorporé dans le génie et j’espère pouvoir, après la révision, me présenter au concours pour être élève officier de réserve.
    Quand finira la guerre ? Nous l’ignorons toujours, mais ce que nous savons c’est que le temps qu’il fait ces jours-ci, n’est pas pour l’abréger ; bien au contraire. Il ne faut pas compter voir de changement dans la situation générale tant que la pluie n’aura cessé et que la terre ne sera séchée.
    En attendant le plaisir d’avoir de nos nouvelles, je vous embrasse de tout cœur.
    Votre petit-fils et neveu
    Signé : R. Randuineau. »
    Voilà une bonne, longue et précieuse lettre. Le cher enfant – que j’ai connu naissant – il me semble que c’est d’hier – parle déjà d’être officier de réserve ! Comme la vie passe !!
    Le voilà un homme appelé à défendre la patrie.