• 12 avril 1915

    12 avril 1915

    « 11/15 Monsieur Paul, m’écrit Charles.

    Aujourd’hui dimanche bonne journée. Nous avons été ce matin à la chapelle et ce soir nous irons aux vêpres et au salut. Bonne journée.

    Beau temps. J’espère que demain il fera un temps pareil. Je vous attends avec l’auto sans faute. Bien le bonjour de votre ami. Charles. »

    Ceci est écrit sur une carte très jolie représentant le château de la Cocherie. Château ? Le mot est un peu prétentieux, comme le propriétaire[1] qui l’habite, le Napoléon des collectionneurs, ou plutôt le collectionneur des napoléons.

    Puis sur une autre – très jolie également, représentant : « Les Coudraies. Maison habitée par Denis Papin. » C’est bien là le style simple que j’aimerais pour maison de campagne.

    « Bien le bonjour de Gallon, Nizon et de votre ami Charles.

    Si vous pouvez emporter des pastilles de réglisse avec l’auto.

    Viard Charles, fusilier marin. »

    Un temps idéal, un peu couvert, toute la journée. Je prends le tramway de 10 h 35 et descends à la Cocherie. Un jeune abbé, que je ne connais pas, descend comme moi, il me demande le chemin du château de Chitenay, il va voir un de ses amis : Leroux, étudiant ecclésiastique, du diocèse de Beauvais – comme lui – blessé et en convalescence à l’annexe de Chitenay. Je lui dis de m’accompagner. En arrivant dans la cour de l’ambulance un petit chien fox s’élance sur lui, le mord à la main et au mollet. Le sang coule. Il y a un moment d’effroi. Les convalescents sont à table, cela jette du trouble. Madame la marquise arrive, son face-à-main sur les yeux, pousse des cris – ce qui n’avance à rien – madame Fayard arrive, elle fait monter le pauvre abbé, qui est pâle, à l’infirmerie, où il est pansé.

    Le repas terminé Charles, Gallon et Nizon m’apprennent, avec joie, qu’ils partent mercredi.

    « Vive la fuite ! » crie Charlot. Onze partent mercredi.

    À 2 h toute l’ambulance, sur l’aimable invitation de monsieur Miron de l’Espinay, doit aller passer quelques heures à Malabry[2].

     

    9_Fi_01925

    Chitenay.- Château de Malabry.- Dr Frédéric LESUEUR.- 9 Fi 1925. AD41

     

    Mais Charles ne veut pas y aller. Pourquoi ?

    Parce qu’il croit que je ne peux pas y aller, et, pour tout l’or du monde, il ne veut me quitter. Mais lorsque je lui dis que madame la Marquise vient de m’inviter – et cela est vrai – alors… alors il accepte, aussi, d’y aller avec joie. Le cher petit !

    Les blessés qui marchent mal y vont en auto, les autres – sous la conduite de monsieur le marquis y vont à pied ; le jeune abbé y vient aussi.

    Ce fut une bonne et joyeuse promenade.

    Malabry, tout entouré de vieux souvenirs, vieux manoir Louis XIII, vieux porches couronnés de clochetons, dans un cadre de verdure. Quel doux ermitage, calme et reposant. C’est là que j’aimerais vivre, modeste et retiré, mieux qu’en la fastueuse demeure de Chitenay.

    Quelles belles prairies parsemées de coucous et autres fleurettes printanières ! Quels jolis bois aux horizons profonds !!

    La bande joyeuse s’ébat sur les prairies et mon Charlot a vite fait de me rapporter un énorme bouquet de coucous qui embaument.

    Nous nous amusons follement, en gamins, jusqu’à monsieur le marquis, qui est si bon, et qui comprend si bien la jeunesse. Il y a aussi les petits enfants de monsieur le Comte de Pothuau : Hubert, Noneau, Sabine, etc.

    L’aimable monsieur Miron de l’Espinay nous reçoit à bras ouverts ; c’est l’accueil affectueux, la douce et traditionnelle hospitalité. Il est accompagné de madame Miron de l’Espinay, de sa belle-fille madame Gonzalve Niron de l’Espinay.

    Dans une charmille, une vaste table est dressée : galettes, tartes, vin bouché, café ou chocolat, cognac, garnissent le dessus de la nappe. Au milieu un superbe bouquet. M. Miron de l’Espinay fait le service lui-même avec sa toujours même amabilité. M. Miron de l’Espinay me retient pour prendre le thé, tout à l’heure au château, combien j’aimerais mieux accompagner les chers convalescents. À la fin du goûter M. Miron de l’Espinay prononce une vibrante allocution, qu’il dit de toute son âme et avec tout son cœur. Les bravos soulignent ses bonnes paroles.

    Puis je vais au château prendre le thé en compagnie des maîtres de céans, de monsieur le marquis et de ses petits enfants, mais voilà madame la marquise qui arrive : « Où sont les blessés ? Où sont-ils ? - Ils sont là, dans le jardin. – Comment vous les laissez seuls. Mais je vous les confie, dit-elle au marquis, et vous les laissez seuls. – Ce ne sont pas des enfants ! » Mais la marquise se fâche. Le goûter est vite fini ; le marquis, la marquise, M. Miron de l’Espinay, vont rassembler les chers jeunes gens comme on rassemble un troupeau de moutons. La sapristi de bonne femme ! Les pauvres enfants arrivent, comme un général en chef la marquise est là, le face-à-main braqué, inspectant tout son régiment. Elle fait avancer l’auto, fait monter les infirmes, attrape les uns, attrape les autres. Tout le monde attrape, le marquis comme les autres. Puis, après avoir salué et remercié, M. et Mme Miron de l’Espinay, la colonne reprend le chemin du château.

    Charlot est à bicyclette.

    Aussitôt arrivé au château nous partons : Charles et Pierre Gallon viennent me reconduire jusqu’aux maisons près l’allée, sur la route de Blois seulement, car il est tard.

    « À après-demain mercredi ! Vive la fuite !! » crient Charles et Pierre qui en ont assez de Chitenay.

    « À mercredi monsieur Paul ! – à mercredi les enfants ! »

    J’arrive à Blois vers 7 heures. Comme je viens d’être souffrant, j’ai demandé à monsieur l’administrateur de prendre congé cette semaine à l’ambulance. Ce soir donc je n’y vais pas.

    En rentrant je trouve une carte de monseigneur Bolo qui m’écrit de Tunisie :

    « Bien cher ami. Nous sommes en Tunisie pour une quinzaine de jours. J’espère que ma dernière [lettre] vous sera parvenue, car je m’aperçois qu’il s’en perd pas mal ! Mais, par exemple, ce qui ne se perd pas c’est le bon souvenir, l’affection croissante, et le désir de se retrouver !...

    Signé : H. Bolo. »

    Bonne journée.

    [1] M. Ernest Petit, avocat, président de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul-de-Blois, commandeur de Saint Grégoire-le-Grand… et autres titres qui ne prouvent pas grand-chose.

    [2] Château de M. Miron de l’Espinay