• 9 août 1914

    9 août - 8e jour de la mobilisation

     

    Dimanche ! Joie, allégresse, triomphe !!

    Une nouvelle heureuse et enthousiasmante nous parvient.

    Disons là, vite.

    Hier, en Haute-Alsace les troupes françaises ont pris d’assaut, à la baïonnette, la ville d’Altkirch et aujourd’hui ils entrent dans Mulhouse.

    Altkirch (3 400 habitants) et Mulhouse (89 000 habitants) valent la peine d’une victoire. Ces deux brillants faits d’armes auront un profond retentissement dans tout l’univers. « La population acclame nos troupes, dit la dépêche, et un immense cortège s’organise. »

    Il me semble voir - de la distance de Blois - et par l’idée que je me fais de l’Alsace - car je n’y suis jamais allé - combien je le regrette - il me semble voir les Alsaciens et les Alsaciennes, vieux et jeunes, allant au devant de nos soldats libérateurs, jetant des fleurs sur leurs pas, entonnant « la Marseillaise », acclamant la France et les enfants de France.

     

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    Enfants de l’Alsace !.- Discours du général Joffre, 8 août 1914.- 6 Fi 306/13. AD41

     

    Les vieux, cinglés dans leurs amples redingotes noires, pantalon étroit, gilet rouge, le bicorne sur la tête ; les vieilles dans leurs robes de soie aux ramages voyants, aux corsages ajourés sur lesquels un châle est délicieusement jeté, l’unique et idéal nœud de faille noire auréolant la tête comme d’un nimbe de deuil. Deuil cruel, oh oui ! Que dire depuis 44 ans !

    Les jeunes alsaciennes, aux joues roses, aux cheveux blonds, bien nattés, les lèvres roses, les dents blanches, les yeux bleus et rêveurs. Elles dévalisent les jardins et parent nos soldats de fleurs. C’est de la joie, c’est du vrai bonheur, c’est du délire presque, c’est un rêve !

    Et chacun est fier d’emmener un soldat de France dans sa demeure, la vieille maison alsacienne aux murailles si décoratives. On fête la France ! Les rafraîchissements, la bière unique au monde, les vins les meilleurs et de « derrière les fagots », les pâtisseries, sont offerts à profusion à nos soldats.

    Aux vieux pignons de bois, par les petites fenêtres aux vitraux d’Alsace, plus d’une tête d’un de nos petits pioupious français apparaît. Les drapeaux français - cachés depuis 1870, dans les vieux bahuts sculptés - s’accrochent aux fenêtres ; enfin, ils claquent au vent de la liberté.

    Les poteaux-frontière, dit la dépêche, sont arrachés par les Alsaciens et portés sur la place publique ; ils forment bientôt un immense feu de joie et des rondes, des rondes de France, s’organisent autour.

    Les musiques militaires jouent aux quatre coins de la ville. C’est un rêve, et c’est un rêve réalisé.

    A Blois c’est de la joie moins expansive, mais c’est de la vraie joie. Les Alsaciens - fixés à Blois - sont transportés de bonheur. Je rencontre le commandant Brenet (de Neuf-Brisach), Paul Ferrand (également de Neuf-Brisach), c’est pour eux la fin d’un cauchemar et ils se réjouissent de pouvoir - enfin ! - aller en terre française, lorsqu’ils iront au pays natal. Ils serrent les mains qui se tendent vers eux.

    A la messe de 9 h ¼, à St Vincent, plus de suisse[1], plus de sacristain[2], plus d’organiste[3], ils sont partis à la guerre. L’office est triste. M. le curé[4] monte en chaire et parle des événements « Soyons prêts dans la victoire, comme dans la défaite ; offrons à Dieu nos sacrifices ! »

    Le tantôt - avec Robert - nous allons au Dangeon, à Marcilly en Gault, je mets un drapeau tricolore français à la tête de mon auto, et c’est ainsi que nous traversons St-Gervais, Mont, Neung-sur-Beuvron, Neuvy, et Marcilly.

     

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    Marcilly-en-Gault.- L’église.- 6 Fi 125/6. AD41

     

    Robert conduit pendant 10 kilomètres environ. Les vêpres sont commencées à Marcilly, j’arrête ma voiture sur la place et nous y allons ; il y [a] quelques bonnes femmes et un vieux chantre qui - seul - car l’organiste - paraît-il - est parti - chante et s’accompagne comme il peut.

    Avant le salut le bon curé, M. l’abbé Daubray, lit la lettre de Monseigneur demandant des prières pour l’armée et la France.

    Après les vêpres M. le curé nous emmène au presbytère, où nous nous rafraîchissons.

     

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    Marcilly-en-Gault.- Cadastre napoléonien. Section dite de l’Aunay , 1832.- 3 P 2/126/3. AD41

     

    Nous allons jusqu’à mon chantier du Dangeon. Tout est abandonné. Cependant il reste encore quelques bons vieux ouvriers et - avec eux - je pourrai faire couvrir avant l’hiver. J’y vois le charpentier, le brave père Tripault ; son fils est parti. Le contremaître maçon[5] est parti aussi, avec beaucoup d’autres ouvriers.

    Le propriétaire, lui-même, M. Mallard, est parti. Enfin, nous ferons ce que nous pourrons. Nous repartons pour Blois.

    Au passage à Marcilly, le bon curé est sur la place de l’église et nous envoie ses affectueux saluts. Quelle brave population que celle de Sologne et quelle différence avec celle de Beauce. Ici on ne nous prend pas pour des espions et nous n’avons même pas la joie d’être arrêtés une seule fois pour le visa des sauf-conduits dont nous sommes pourvus. Aussi nous traversons les bourgs, les sapinières, les bruyères violettes, les fougères dentelées, sans aucun arrêt.

    Robert conduit, également au retour, 10 kilomètres environ. Quelles belles routes et quels beaux paysages !

    [1] M. Abel Brisset.

    [2] M. Laborde.

    [3] M. Saulay.

    [4] M. l’abbé Ménard.

    [5] M. Joseph Gavaute.