• 7 août 1914

    7 août - 6e jour de la mobilisation

     

    Repos, également, ce matin.

    Mais départ à midi. Il fait très chaud. M. Nain et moi, passons à la Chaussée-St-Victor, arrêt pour voir le batteur et pour exhiber les sauf-conduits. La consigne est très sévère. J’attends M. Nain qui est chez le batteur, et j’en profite pour causer avec les braves gardes-voies, au poste de la Chaussée. Une auto, conduite par M. Allirol, directeur de l’usine à gaz de Blois, passe au poste ; bien entendu elle doit s’arrêter ; M. Allirol a un passager, qu’il a recueilli au long de la route, à Mer ; il va à Tours et vient de Paris à pied, total 240 kilomètres ! Ce n’est pas mal pour une promenade à pied. Mais, aussi, comment faire ? Il n’y a plus de trains et je connais une personne de Paris, belle-sœur de M. le docteur Corby, à laquelle il a été demandé 400 f. pour la conduire, en auto, de Paris aux Montils ! Ce passager, auquel M. Allirol a offert l’hospitalité, a l’air bien, est décoré de la médaille militaire et a tous ses passeports.

    M. Nain revient nous repartons, « brûlons » Menars et Suèvres, après un court arrêt, cependant, à la maison d’école de St Denis-s/Loire et à la maison de l’adjoint de Suèvres, à Fleury. Court arrêt chez M. Grillon à Mer. Nous passons sous la ligne de chemin de fer : croisement de baïonnette, exhibition de papiers, départ ; il en sera ainsi à tous les arrêts militaires. Nous traversons Aulnay et passons à Séris ; à Josnes, arrêt chez M. Gougeon, marchand de vins en gros, conseiller municipal, homme fort aimable, il rentre d’un service de ravitaillement de chevaux à Orléans et nous donne d’excellents renseignements sur la rentrée des grains de la commune.

     

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    Josnes.- Vue générale.- 6 Fi 105/1. AD41

     

    Nous filons, car nous avons beaucoup de communes à visiter. Le temps se couvre et le vent se lève ; de gros nuages, lourds de pluie se lèvent à l’horizon. La plaine est immense, elle recèle, en ses flancs, plus d’une balle, plus d’un obus de la guerre de 1870, prologue - hélas ! - de celle de cette année. Le sang français qui arrosa ces terres a coulé à flots. Josnes, Beaugency, Cerqueux, le ravin de Tavers, Huisseau-s/Mauves, St-Péravy-la-Colombe, toute la coulée ! Que de noms qui évoquent la grande épreuve !!

    La forêt de Marchenoir, qui répercuta tant d’éclatements de salves et de mitrailles, ferme l’horizon.

    Nous passons à Villemuzard, laissant Concriers et Roches à gauche, passons au Plessis-l’Echelle et arrivons à Marchenoir. J’aperçois, en arrivant, la demeure du brave poète beauceron : Chaudivert ; son atelier semble désert. Est-il parti à la défense de la Patrie ? En voici un qui volera à la frontière avec son cœur si chevaleresque et sa muse toute enflammée au vent brûlant de la Beauce !

     

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    Marchenoir.- La gendarmerie.- 6 Fi 123/4. AD41

     

    Madame Desgranges est la première personne que nous apercevons en arrivant dans la petite ville, et, comme elle est amie d’enfance avec M. Nain, elle nous emmène jusque chez elle. Elle nous met, du reste, entre les mains de son mari, le docteur Desgranges, maire de Marchenoir, et repart aussitôt reprendre son travail : elle faisait la quête, à domicile, pour l’œuvre de la Croix-Rouge.

    Le docteur, très aimable et très fin causeur, nous reçoit dans son cabinet de travail. Il nous raconte qu’il est mobilisé et attaché à l’ambulance de Blois, mais - comme il est maire de Marchenoir - qu’il n’y a pas encore de blessés à Blois, il a sollicité et obtenu de venir - provisoirement - reprendre sa place, à la tête de sa commune. Et sa présence, ici, est, actuellement, très utile. Un gendarme, en effet, vient le trouver - pendant que nous sommes là - au sujet du barrage des routes, ordonné par le ministre. Dans toutes les campagnes et villes - chaque soir - à partir de ce jour - les routes seront barrées par des chaînes et éclairées - au milieu de la chaîne - par un feu rouge ; les gendarmes ou des citoyens de bonne volonté ou requis, armés, veilleront à partir de 7 h du soir jusqu’à 6 h du matin, feront les sommations d’usage et, si les sauf-conduits sont faux ou si les passants n’en ont pas, arrête ceux qui passeront ainsi, faire feu sur ceux qui ne s’arrêteront pas. L’ordre est formel et sévère.

    Et on raconte le cas de M. Chuffart, liquoriste et de Me Simon, avocat. Ils étaient en réquisition sur les bords Cher, ces jours derniers ; le soir venu ils veulent passer sur un pont, une sentinelle fait les sommations d’usage, ils ne s’arrêtent pas (le moteur de leur auto, par le bruit qu’il produit, les avait-il empêché d’entendre ? Avaient-ils vu ?) la sentinelle fait feu ; le radiateur de l’auto est crevé, d’où incapacité de la voiture pour repartir. Ils l’avaient échappé belle.

    Ailleurs, un officier, en inspection, ne crut pas devoir s’arrêter aux sommations ordonnées, la sentinelle fit feu et blessa l’officier.

    Les ordres sont très précis et très sévères, et on a raison. M. Le maire de Marchenoir donna donc des instructions aux gendarmes pour assurer la surveillance des routes la nuit.

    Gros, la barbe blonde en pointe, très enjoué et très sympathique, le Dr Desgranges, représente le maire affable, intelligent, accessible à tous.

    Après avoir dégusté une bonne bouteille de vin blanc, avoir choqué nos verres « à la gloire de la France ! » nous primes congé de M. le maire de Marchenoir et filèrent sur Autainville, en passant par la forêt et St-Laurent-des-Bois.

    Arrêt à Autainville, à la mairie. Pendant que j’attends M. Nain, le garde-champêtre - un pauvre vieux, tout courbé - vient me demander mon sauf-conduit - j’obéis à sa demande ; il fait la même demande à M. Nain, quelques instants plus tard.

     

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    Autainville.- La Place de l’église.- 6 Fi 6/4. AD41

     

    J’avise une vieille affiche collée sur les murs de l’église, je m’approche : c’est un arrêté pris par monsieur Homais… pardon ! par mossieu le maire d’Autainville[1], interdisant les processions et toute manifestation extérieure du culte, sur tout le territoire de la commune d’Autainville ; et cela est basé sur le trouble que les processions peuvent causer à la circulation dans les rues d’Autainville. Songez ! Autainville a 790 habitants ! Et a deux rues !! Jugez de l’intensité de la vie extérieure ! Cet arrêté est daté de cette année.

    Justement voici M. Nain qui revient avec le maire. Je le regarde avec curiosité : assez grand, jeune encore, brun, un regard dur, l’accent cassant, semble assez intelligent, doit être emportant et coléreux, sectaire - cela se voit - cherche, évidemment, quelque bout de ruban violet ou autres fanfreluches ; tel est le portrait que je m’en fais.

    Nous repartons pour Binas ; arrêt de courte durée. Sur la place le bon curé[2] parle de la guerre - je le devine - au milieu d’un groupe de ses paroissiens.

    Nous passons à Ouzouer-le-Marché ; le temps se charge de plus en plus, il va pleuvoir ; aussi les gens - peu nombreux - venus au marché d’Ouzouer partent-ils au plus vite. Arrêt de quelques minutes seulement et nous repartons.

    Il pleut, la pluie tombe en rafales violentes, poussées par le vent.

    Nous passons à Villermain et à Lorges, petites communes de Beauce ; Lorges, blottie à l’orée de la forêt de Marchenoir, surmontée du joli clocher roman de sa petite église (monument historique).

    Nous nous arrêtons à nouveau à Josnes ; il ne pleut plus. M. Gougeon nous emmène à la mairie, M. le maire[3] veut s’entendre avec M. Nain. Nous allons donc à la maison commune. Les fusils des braves pompiers sont là, prêts, et - il me semble - prêts à l’attaque des Prussiens ; ils sont alignés au bas de l’escalier qui mène à la salle principale.

    Le maire - assez âgé, devant être débrouillard et intelligent - nous reçoit. Il occupe le fauteuil, assisté de deux conseillers, je pense ; M. Gougeon reste adossé à la cheminée. M. Nain parle des rentrées des grains et des battages. C’est toujours la même conversation, celle que j’ai, déjà, entendue à Suèvres, à Cour-s/-Loire, à Villexanton, à Pezou, à Moisy et ailleurs.

    La pluie recommence. Nous redescendons l’escalier, le maire - la pipe à la bouche - nous accompagne ; les fusils des pompiers sont toujours alignés.

    Sur le seuil de la mairie, impossible de sortir, la pluie fait rage. Des torrents d’eau roulent dans les caniveaux. Et moi qui ai laissé ma voiture dans la rue. Enfin cela cesse, nous partons.

    Bah ! La pluie a nettoyé la poussière de ma voiture et la capote baissée a préservé l’intérieur. Entre Josnes et Séris la pluie recommence et redouble. C’est un ouragan de vent et de pluie, c’est un déluge ! Nous traversons Séris en trombe.

    À Mer l’inévitable sentinelle nous croise la baïonnette sous le pont de chemin de fer, d’où arrêt, sortie des papiers, etc. Il ne pleut plus.

    Nous brûlons Mer, Suèvres, Cour-s/Loire, Ménars et la Chaussée. À la Chaussée - cependant - arrêt au poste des gardes-voies, présentation des sauf-conduits. A l’intersection des routes haute et basse de Paris, dite de la Patte d’oie, un factionnaire nous aperçoit et croise la baïonnette ; nous sommes à 300 mètres environ et notre intention - comme aux autres arrêts - est bien de nous arrêter ; nous arrivons à 200 m., je ralentis ; il nous fait de nouveaux signaux ; j’ai l’intention de nous arrêter lorsque nous serons arrivés à lui, afin de lui présenter nos papiers. Soudain le voici - au milieu de la route - qui nous met en joue. « Eh ! Eh ! » Il n’y a pas à rire, non !

     

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    La mobilisation, le contrôle d’identité, août 1914 [banlieue parisienne].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (381)

     

    L’histoire arrivée à MM. Chuffart et Simon passe en notre mémoire, et ce canon de fusil, braqué sur nous, face à nos poitrines, nous jette un froid sinistre. Je freine aussitôt, au risque de briser mes freins et ma voiture. La voiture s’arrête. La sentinelle baisse son fusil et s’avance ; il le faut bien puisqu’elle n’a pas voulu nous laisser aller jusqu’à elle. C’est un ouvrier maçon que je connais, il nous donne des poignées de mains. Tremblant d’émotion je lui donne mon sauf-conduit « Ah mais ! Dites donc ! Vous n’y allez pas de main morte vous ? » « Dame, vous savez, la consigne avant tout » « Oui certainement. Mais vous ne laissez pas les gens arriver jusqu’à vous. » « C’est que - pour l’instant - une auto verte nous est signalée. » « Ce n’est pas la mienne puisqu’elle est bleue. Enfin vous nous avez fait une fichue peur ! »

    Et nous repartons, tout tremblant et émotionnés.

    « Avec notre histoire de Villexanton, celle de tout à l’heure, nous ne finirons jamais notre campagne. Nous serons ou pendus à un guignier ou fusillé comme deux chiens par une sentinelle. Décidément - tout en n’affrontant pas les balles prussiennes - notre mission n’en est pas moins dangereuse. »

    Nous arrivons enfin, sains et saufs, à Blois. Je laissais M. Nain, place de la République et rentrais à la maison, non - pour ne pas en perdre l’habitude, sans doute - sans avoir été arrêté au bout du pont de la ville par deux gendarmes, auxquels j’exhibais mon sauf-conduit. Une foule dense de badauds s’amusait fort à voir les autos s’arrêter ainsi. Chacun prend son amusement où il le trouve, et - jusque dans les heures tragiques - il y a toujours le coté comique. C’est vrai !

    [1] M. Alfred Cœuret.

    [2] M. l’abbé Seveau.

    [3] M. Rabier-Rozé.

     

     

     

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