• 6 août 1914

    6 août - 5e jour de la mobilisation

     

    Ce matin, il y a repos. Ce n’est pas de trop pour nettoyer ma voiture, graisser les rouages et me mettre à la recherche d’essence. Il n’y en a plus. Mon marchand habituel[1] n’en a plus, tout a été réquisitionné chez lui ; dans les petites épiceries il n’y en a plus. C’est désolant ! Comment vais-je faire ? Enfin j’en trouve un bidon à 2,70 f. ! C’est horrible.

    En ville, comme les autres jours, les dépêches officielles sont avidement lues : les Allemands veulent envahir la Belgique, ils sont arrêtés à Liège. Les Allemands sont repoussés, les Belges s’opposent victorieusement au passage de la Meuse par les 7e et 10e corps d’armée allemands. Et les Belges sont 10 000, et luttent contre 120 000 Allemands, qu’ils mettent en déroute !... Les lâches !...

    Chaque soir, à la cathédrale, à Saint-Vincent et à Saint-Nicolas, il y a des prières publiques pour la France. Monseigneur Mélisson, évêque de Blois, de retour du congrès eucharistique de Lourdes, était parti prendre des vacances annuelles à Paramé (Ille-et-Vilaine) ; la mobilisation, puis la guerre éclatent, il n’y a plus de trains et ne peut revenir. Les prêtres appelés sous les drapeaux, partent sans avoir pu revoir leur évêque, recevoir leurs pouvoirs, les encouragements et les bénédictions de leur Pasteur.

    Espérons que Sa grandeur pourra bientôt revenir au milieu de ses diocésains qui - dans ces heures tragiques - ont tant besoin de consolations.

    Espérons.

     

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    Monseigneur Mélisson.- 95 Fi 14. AD41

     

    À midi, je prends M. Nain.

    Dans la rue du Bourg-Neuf, grande agitation. Le 39e territorial, qui part ce soir, se prépare. Nous passons avec peine.

    Au poste des gardes-voies au pont du chemin de fer sur la route de Vendôme, un factionnaire croise la baïonnette ; nous nous arrêtons et sortons nos passeports. Nous repartons, passons à Fossé, à la Chapelle-Vendômoise, sans nous arrêter.

    Le premier arrêt est au Breuil, hameau sur la grand’route, à mi-chemin de Blois à Vendôme, dépendant de la commune de Villefrancœur.

    Second arrêt à Villeromain. Nous « brûlons » ensuite Périgny, dans la riante vallée de la Houzée ; court arrêt à Selommes. Ensuite nous filons sur Villetrun, Faye, la Chapelle-Enchérie, Renay. La Beauce se termine et le Vendômois commence ; les plaines disparaissent et les bois se montrent. Nous dévalons, à travers les bois de sapins, aux tapis de mousses et de bruyère violette ; le chemin dégringole en lacets, contournant les bois de Chicheray, et, du plateau de Beauce descend au niveau de la vallée du Loir. Voici Pezou ! Au milieu des prairies, sur les bords fleuris du Loir. Nous nous arrêtons. M. Nain voit le maire[2], marchand de grains, qui nous donne les plus utiles renseignements sur la rentrée des récoltes. Je profite de l’arrêt pour graisser ma voiture, mettre de l’eau, et en route !

    Nous allons traverser la ligne de chemin de fer de Paris à Tours, par Vendôme, mais deux sentinelles sont là ; l’une d’elles vient à nous en lisant un petit papier. « Tiens il apprend sa leçon » dis-je à M. Nain. Nous montrons nos papiers, les sentinelles font signe à la garde-barrière qui ouvre les portes ; nous passons. Plus loin la route repasse encore la ligne ; mêmes demandes, même petit papier, même signe à la garde-barrière. Ce n’est pas sa leçon que le brave garde-voie apprend, c’est le signalement d’une auto qui lui a été remis et, à chaque passage d’une voiture, il consulte son papier : la couleur, le numéro, etc.

    Nous passons à Fréteval, longeons le Loir jusqu’à Morée par la route située tout au bas de la colline. À Morée, court arrêt, chez un marchand de vins en gros, lequel est absent, appelé pour la garde des voies. Nous repartons, gravissons la rude côte et débouchons à nouveau sur le plateau de Beauce. Nous allons à Moisy. M. Nain voit le maire[3], un paysan peu déluré, routinier et très en retard ; il est impossible de lui faire comprendre qu’il y a intérêt, pour ses administrés, à rentrer et faire battre leurs grains aussitôt, s’ils ne veulent pas être réquisitionnés. Il n’y a rien à faire et il est préférable de ne pas insister.

    Nous « brûlons » Écoman et Vievy-le-Rayé ; arrêt de quelques minutes à Oucques. A 4 h ½ nous sommes à Blois. Au pont du chemin de fer - bien entendu - arrêt pour l’exhibition des sauf-conduits et visite des pneus. C’est bien des pneus Michelin qu’il s’agit ; Michelin est le fournisseur de l’armée et tous les pneus Michelin ont été réquisitionnés.

     

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    Les pneus Michelin, 1914.- 6 Fi 305/9. AD41

     

    Si j’avais deux pneus de secours Michelin, il m’en serait pris un. Il est impossible d’obtenir des pneus Michelin ; j’en ai, justement, besoin d’un, je ne sais comment je vais faire.

    Comme je n’ai pas vu partir le 113e, je vais aller voir le départ des 2 bataillons du 39e territorial. Le 1er bataillon part à 6 heures, ce soir.

    L’avenue de la gare est noire de monde. Nos braves troupiers marchent allègrement, ils sont décorés de fleurs et de petits drapeaux. Une musique improvisée, composée d’éléments civils, précède le drapeau.

    Ce sont les ovations sur tout le parcours.

    Les femmes et les enfants pleurent, les adieux des époux et des pères sont touchants.

    Les wagons sont rangés dans la cour de la gare des marchandises. A 6 h le train part au milieu des acclamations, allant droit à Épinal (Vosges). Le 2e bataillon part ce soir à minuit.

    Ce tantôt sont arrivés 2000 émigrés italiens, espagnols, allemands, hommes, femmes, enfants. Ce n’est pas la crème des immigrés, ils sont très malpropres et ont fort mauvais air. On parle de les mettre dans la halle, à la biscuiterie Poulain, à l’usine Simon, à l’école de Saint-Gervais, à Romorantin, un peu partout. Gare aux poux et aux puces !

    J’aperçois M. Arnol, qui en sa qualité de sergent-major, chargé de service à la gare, me fait pénétrer sur les quais. Un train de mobilisation est en gare ! Paré de fleurs, de feuillages, les wagons ornés de caricatures de Guillaume, et d’autres prussiens coiffés du traditionnel casque à pointe. C’est la joie française, bien franche, qui règne parmi les soldats. C’est pour eux une vraie partie de plaisir, et les pancartes suspendues aux wagons « Train de plaisir pour Berlin » sont vraies. C’est vraiment l’aspect d’un vrai train de plaisir. Les soldats chantent « la Marseillaise », envahissent le buffet installé sommairement sur des tables et les canettes de bière et les « fillettes » de vin blanc et les petits pains disparaissent vite. Braves jeunes gens ! Il passe ainsi un train tous les quarts d’heure ; même, quelque fois, un train part de la gare lorsqu’un autre arrive. Il y en a !

    La gare est gardée militairement et ne fonctionne plus que militairement. Le chef de gare est M. Delaygue, qui d’inspecteur vient d’être nommé conservateur des eaux et forêts ; le capitaine Bénard est chargé de la garde des voies. Sur le quai j’aperçois le quincaillier, retiré des affaires, le fameux capitaine Huron, le général fil de fer comme l’opinion l’a baptisé ; raide, cassant, sec, très dur pour ses hommes, arrivé au grade de capitaine de territorial par excès de zèle et à force « d’assommer » ses supérieurs, c’est le type accompli de « l’arriviste » et contraste étrangement avec les chefs de l’armée française, tous si bons et si paternels pour leurs hommes ; avec ses duretés il ferait bien mieux dans les rangs de l’armée allemande, il a toute la raideur et la méchanceté de l’officier prussien ; c’est, de plus, une nullité. Sûrement que ce personnage n’aura jamais l’honneur d’aller à la bataille ; tout au plus est-il bon pour rester au dépôt.

    Après dîner - avec Robert - nous allons par la gare. Il y a foule - foule toujours enfiévrée de patriotisme - et les journaux locaux, à défaut des journaux de Paris, se vendent en grand nombre ; les vendeurs font des affaires d’or.

    Sur le boulevard parallèle aux voies, sous la lueur lunaire des lampes électriques, nous voyons passer des trains de mobilisation qui vont à la frontière ; toujours la même joie, le même entrain, le même enthousiasme, les mêmes décorations.

    La mobilisation est vraiment remarquable et il faut féliciter le gouvernement qui a su, ainsi, tout préparer. Rien ne manque, pas un bouton de guêtre la nourriture des hommes est parfaite et abondante ; la joie est générale. De plus pas un homme manque à l’appel, tous ont quitté leurs bureaux, leurs ateliers, leurs maisons, leurs champs et sont venus dire très simplement à l’appel de la patrie « Présent ! ».

    Pas un de malade, ceux qui sont malades disent qu’ils ne le sont pas ; tous veulent partir à la frontière, personne ne veut rester au dépôt.

    De sorte qu’il y a plus d’hommes qu’il n’en faut, et je ne parle pas de toutes les bonnes volontés qui s’offrent de toutes parts et dans tous les milieux ; et je ne parle pas, non plus, de tous les engagements français volontaires, ni de tous les engagements étrangers.

    On me cite Chambon - près Blois - où 5 cultivateurs - au-dessus de 50 ans - viennent de contracter un engagement ; et l’exemple de cette commune peut se répéter en bien d’autres endroits.

    On signale l’enrôlement de 50 000 Italiens, qui viennent se battre pour la France. On signale aussi des Américains des États-Unis, des Portugais, des Péruviens, des Canadiens.

    C’est merveilleux d’enthousiasme.

    Nous redescendons vers la ville à la place Saint-Vincent - square Victor-Hugo - la foule fait la haie, attendant le passage du 2e bataillon du 39e qui, lui aussi, va à Épinal.

     

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    Blois.- Square Victor Hugo.- 6 Fi 18/954. AD41

     

    Voici nos braves territoriaux, tous équipés pour la guerre, qui partent joyeux, couverts de fleurs et de chants patriotiques. Ils défilent allègrement, martialement et chantent « la Marseillaise ». On se sent empoigné par tant de joie, devant un tel sacrifice ; car beaucoup ont quitté leurs affaires, ont dit adieu à leurs femmes et à leurs enfants, qu’ils ne reverront peut-être plus jamais. Qu’importe ! « La France est en danger. Partons ! » Et ils partent. Et ils passent !! Et leurs chefs les calment de la main, gentiment, maîtrisant quelque peu leur joie délirante, riant avec eux, laissant faire ; ce sont des pères pour eux.

    Ils passent joyeux et, dans le rang, les femmes donnent le bras à leurs hommes, voulant - jusqu’à la dernière minute, jusqu’a la dernière seconde - rester avec eux, faire leurs recommandations. Les hommes sont gais, les femmes sont tristes. Cela se comprend.

    Et ils donnent des poignées de mains aux amis, en passant ; envoient des « au revoir Blois ! » par dessus les têtes. C’est très touchant.

    Voici Vallée, de Blois ; Galichet, de Saint-Laurent-des-Eaux ; Joseph Brenier, le bon jardinier des Rochères ; Michel Fourier, de Blois ; et d’autres. Ils passent joyeux.

    « Les malheureux, dit une femme, en les regardant s’éloigner, comme ils sont gais ! »

    Oui ils le sont, et les voilà passés…

    Nous revenons bien impressionnés par cette scène si belle dans sa simplicité ; belle par son enthousiasme, simple par la grandeur de son sacrifice, car le vrai sacrifice est celui qui est simple.

    [1] M. Albert Leloup-Laville.

    [2] M. A. Charbonnier.

    [3] M. Alex Cornillier