• 5 août 1914

    5 août - 4e jour de la mobilisation

     

    Ce matin, dès les premières heures, les rues de Blois sont remplies d’une foule animée du plus pur sentiment patriotique. Le 113e part à la guerre !

    Je vais prendre M. Nain, chez lui, rue Chambourdin et - tout le long - je croise des patrouilles, des civils, des soldats armés ou non, des chariots militaires ou non qui sont chargés à rompre, des autorités et notabilités du monde militaire et civils, des porteurs de bouquets cravatés de rubans aux couleurs de la France. On sent que le départ de notre 113e sera l’objet d’une grandiose et touchante manifestation. Malheureusement je ne verrai rien. Nous partons en Beauce, M. Nain et moi pour continuer nos tournées de ravitaillement et nous serons loin, roulant sur les routes poudreuses, lorsque tout Blois escortera notre cher régiment.

    Mais - et c’est là, qu’en ces circonstances, devra se montrer l’âme française - j’en offre le sacrifice à la France. Petit sacrifice auprès de tant de vies qui seront offertes.

    Nous partons encore ce matin dans la direction de la Chaussée. M. Nain s’arrête chez le batteur : M. Jarry. J’ai, ce matin, mon sauf-conduit qui m’a été délivré par le commissariat de police sur l’ordre de la préfecture. Je pourrai ainsi pendant 10 jours (les sauf-conduits ne sont valables que pour la journée, mais le mien l’est pour 10 jours) affronter les rigueurs de l’état de guerre sans craindre les rigueurs nécessaires de l’arrestation.

    Voici le libellé de ce sauf-conduit :

    Ville de Blois                                  République Française

    Commissariat de Police

                                                         Blois, le 5 août 1914

    Objet

                                    Sauf-conduit

                         du cinq au quinze août 1914

                         délivré à M. Legendre

                         pour se rendre dans le département de Loir-et-Cher

                         (1) en compagnie de………………………………

                         (2) avec…………………………………………

                         (3) pour le service de la préfecture de Loir-et-Cher….

                                                 (Ravitaillement) -

                                    Le commissaire de police

                                              (cachet du commissaire de police

                                              s/lequel est une signature illisible)

             (1) nom des personnes l’accompagnant

             (2) avec voiture ou automobile

             (3) motif

                                              (imp. pap. G. Hazard. Blois)

     

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    Exemple de sauf-conduit délivré par le commissariat de police de Blois.- Rv 519 / AD41

     

    De la Chaussée, nous allons au hameau de Villeneuve, qui dépend de la commune de Saint-Denis-sur-Loire et passons sous la ligne de Paris ; un brave garde-voie, baïonnette au canon, garde le pont. Nous allons chez un conseiller municipal de la commune, car chez le maire[1] tout est fermé et la maisonnée semble encore dans le sommeil. Il est bon matin il est vrai.

    En revenant nous croisons un groupe de garde-voies, au nombre desquels je reconnais Camille Aubry, notre peintre ; ils ont, à Villeneuve, établi leur petit quartier-général et y font leur popote. Nous passons à Menars sans nous y arrêter.

    À Fleury existe aussi un poste de garde-voie ; nous nous arrêtons chez l’adjoint M. Gauvin-Marcadet ; il est à Suèvres. Nous allons à la maison d’école, le rencontrons et, après un court arrêt, filons sur Mer. Arrêt chez M. Grillon, entrepreneur de battage ; arrêt à la marie. Les gens en sortent, venant chercher des sauf-conduits. Un jeune chauffeur d’automobile me dit - qu’ayant été obligé de mener un voyageur à Angers (Maine-et-Loire) il a été arrêté plus de 40 fois par des sentinelles postées sur les routes, à l’entrée des villes ou des ponts et que sans son sauf-conduit il lui aurait été impossible de passer. C’est donc vraiment sérieux, et on a raison de prendre ces mesures.

    De Mer nous filons à la Chapelle-Saint-Martin, sous le pont du chemin de fer une sentinelle croise la baïonnette, nous nous arrêtons et exhibons nos papiers ; nous passons.

    Nous faisons un court arrêt à Villefriou, chez le maire ; puis à Villexanton chez le batteur. Nous revenons ensuite directement à Blois par Mulsans et Villerbon.

    Nous constatons que nos visites précédentes ont porté leurs fruits, car les récoltes commencent à se ramasser et la plaine s’anime de voitures traînées par de lourds percherons et de rentreurs qui vont, viennent et chargent les chars.

    Déjà, dans les villages que nous traversons, ronronnent les locomobiles et les batteuses, les coups de sifflets stridents se font entendre tandis - qu’autour - l’atmosphère se charge de mille atomes de poussières, au milieu desquels s’agitent toute une équipe de travailleurs noircis par les poussières qui se collent à eux.

    La vie reprend. Mais les travailleurs ne sont pas les mêmes : ce sont de braves gens de bonne volonté, des voisins, des ouvriers de la ville qui - chassés par le chômage - sont venus demander aux campagnes le travail qui leur est nécessaire pour vivre ; mais ces derniers ne resteront pas plus d’une journée, les travaux des champs sont durs et ils n’y sont pas habitués. Nous arrivons à Blois, non sans avoir exhibé nos sauf-conduits plusieurs fois.

    Les Blésois reviennent de la gare.

    En arrivant à la maison, Robert me conte le départ du 113e. Toute la population y était, faisait escorte à nos braves soldats ; toutes les poitrines, tous les fusils, les épées, les sabres, les chevaux des officiers, les voitures des ambulances ou des fournitures, sont décorés de fleurs ; le square de la banque est dévalisé, sous l’œil de la municipalité qui laisse faire, et les fleurs parent encore les fusils, jonchent le sol. C’est le départ dans les fleurs.

    Les troupes entrent dans la cour de la gare des marchandises, près de l’octroi ; là sont rangés les wagons.

    Le régiment arrive - musique en tête, aux accents entraînants de la marche de « Sambre et Meuse ». Le drapeau passe, toutes les têtes - religieusement- se découvrent ; les poitrines se soulèvent d’émotion et les yeux pleurent des larmes de joie ; les cris de « Vive la France ! Vive l’armée !! Vive le 113e !!! » escortent notre beau régiment. Des mères disent adieu à leurs fils ; les femmes d’officiers, graves et stoïques, acceptent leur sacrifice avec un sourire, et, avant la séparation, saluent le drapeau, embrassent leurs époux.

     

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    Blois.- Le départ du 113ème, 5 août 1914.- 6 Fi 18/1674. AD41

     

    Le préfet[2], le 1er adjoint de la ville de Blois[3] - M. Brisson, maire de Blois, étant mort il y a 15 jours - entouré du conseil municipal, les autorités sont là. Le préfet prononce une allocution très vibrante et embrasse le général Brisset, commandant la subdivision. Le général pleure d’émotion ; les yeux des assistants se voilent de larmes.

    À midi, le dernier train part, emportant vers la frontière menacée nos chers soldats, et emportant aussi nos vœux de succès et de gloire. « Vive le 113e ! Vive l’armée !! Vive la France !!! ».

    L’après-midi nous allons à Villebarou, où nous nous arrêtons quelques instants chez un marchand de vins en gros, conseiller municipal, bavard et influent ; il renseigne M. Nain sur la rentrée des récoltes.

    Nous filons ensuite à Maves, directement par la route droite et monotone qui passe à Malakoff, Charleville et Pontijou, ensuite demi-tour à droite. Le maire de Maves[4], que M. Nain désire voir, est parti à la guerre, mais son père, conseiller d’arrondissement du canton de Mer, est - nous dit-on, à Oucques, où c’est jour de marché. En route pour Oucques !

    Pontijou et Villeneuve-Frouville, nous y sommes.

    Je laisse ma voiture sur une grande place où nous convenons, M. Nain et moi, de nous retrouver au même endroit une heure après. M. Nain va donc à la recherche de M. le maire de Oucques[5] et de M. Martellière, de Maves. C’est jour de marché et il y a peu de monde ; cela se comprend.

    Je vais par les rues de la gentille petite ville beauceronne, j’écoute les conversations, bien entendu elles sont sur la guerre. Rien n’est plus instructif et intéressant comme les conversations de la foule. J’aime écouter la foule - en toutes circonstances - et ne rien dire.

    Il est quelques fois amusant d’entendre les gens parler de choses qu’ils ignorent.

     

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    Oucques.- Grande rue.- 6 Fi 171/3. AD41

     

    J’aperçois - sous la halle - un fort groupe de fermières - le panier trapu et long au bras - elles entourent un monsieur à figure allongée par une barbe en pointe, grisonnante déjà. Je m’approche et me mêle à l’assistance. Le monsieur, qui porte la rosette d’officier de l’instruction publique, fait une sorte de conférence improvisée sur la guerre ; sous son bras le conférencier porte ses dossiers ; sur une grande enveloppe, émanant de la préfecture de Loir-et-Cher, je lis « à monsieur le maire de Oucques » ; « c’est M. Légisse » me dis-je. Il me paraît fort aimable, familier et bon pour ses « pays » et ses « payses ». J’avise M. Nain : « Vous cherchez M. Légisse ? Tenez le voilà entrain de faire une conférence aux bonnes femmes de la campagne. »

    M. Nain s’avance, salue M. le maire de Oucques, me présente, lui dit le but de sa visite. Souriant, M. Légisse nous tend les mains et nous dit que dans sa commune tout est organisé et que, déjà, du blé est battu ; ce qui manque ce sont les wagons qu’il ne peut obtenir de la compagnie des tramways de Loir-et-Cher pour amener les grains aux grands moulins de Blois. M. Nain pensait bien qu’avec un maire comme celui de Oucques tout serait parfaitement organisé. M. Légisse, futur député - dit-on - est un administrateur et un homme fort aimable.

    Je laisse M. Nain avec lui et vais dire un « bonjour » à M. et Mme Oudin-Bacon qui tiennent une importante épicerie derrière la halle. Je trouve chez eux une brave fermière qui se lamente de ne pouvoir vendre son beurre et elle le vend seize sous la livre !

    Les trains sont supprimés pour Paris ou ailleurs, impossible par conséquent d’alimenter la capitale, et il n’y a à Oucques, aujourd’hui, qu’un seul beurrier.

    Seize sous la livre ! Cela me fait lever la tête. Pensez, cet hiver, alors que la guerre sera déchaînée, les vivres seront peut être chers. J’achète 10 livres de beurre pour 8 f., c’est un bon marché. M. Oudin m’en fait un solide paquet et je retourne à mon auto. Nous repartons directement pour Blois.

    Au pont du chemin de fer de Paris et à l’octroi, route de Châteaudun, comme à l’aller, une sentinelle croise la baïonnette : arrêt, exhibition des sauf-conduits.

    Je dépose M. Nain à la préfecture. On s’écrase pour lire les dépêches : l’Autriche déclare la guerre à la Russie ! Pauvre Autriche !

    Il n’arrive plus ni journaux de Paris, ni lettres ; il n’y a plus de trains, tout est supprimé, seuls circulent les trains militaires ; et il en passe !

    Vers sept heures je suis appelé au téléphone ; c’est M. Vezin, professeur départemental d’agriculture, qui me demande de le conduire - après dîner - à Villexanton, pour une communication urgente à faire à M. Gentils, adjoint. Je suis aux ordres, j’accepte. Le temps de souper à la hâte, de faire mon plein d’eau et d’essence, de charger mes phares ; à 8 h ¼ nous partons du laboratoire départemental.

    A l’octroi, route haute de Paris, nous sommes arrêtés : nous exhibons nos sauf-conduits ; l’employé - légèrement éméché - me demande si j’ai plus d’une roue de secours Michelin. Je lui dis que je n’en ai qu’une. Il nous dit que c’est un ordre qui est arrivé de réquisitionner tous les pneus Michelin. Tiens ! pourquoi Michelin ? Nous ne comprenons pas et pensons que le brave employé a brouillé l’ordre ; nous en rions. Nous prenons la route de Villerbon.

    Au passage à niveau du chemin de fer de Paris la barrière est fermée, un garde-voie nous demande nos papiers ; nous les montrons de bonne grâce.

     

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    Groupe de gardes-voies en gare de Vendôme, 2 août 1914.- Collection privée

     

    M. Vezin a - d’autre part - mis son brassard vert au bras gauche, il est aperçu par les sentinelles et cela simplifie l’opération. Nous passons aussitôt au passage à niveau de Romorantin même opération. Enfin nous filons. Il fait un temps délicieux. Le jour est baissé, les étoiles se montrent et un léger vent - une brise plutôt - souffle amoureusement. Qu’il fait bon ! La lune se lève, tout là-bas, aux confins de l’horizon.

    En passant à Villerbon, près du bourg, des gens travaillent encore à dresser des meules. « Bravo ! Bravo ! Très bien ! » leur dit M. Vezin en passant. Mais l’auto passe et - la nuit aidant - ils ne peuvent distinguer nos visages.

    Nous passons à Mulsans, bien calme à cette heure ; nous croisons des charretées de récolte « On rentre par ici » me dit M. Vezin enthousiasmé.

    Chemin faisant, nous causons des évènements. Quel homme charmant que M. Vezin ! On sent un travailleur, très attaché aux choses de sa vocation ; très surmené pour l’instant, il ne craint pas de prendre sur son repos pour aller - lui-même - discuter une question importante avec un maire de Beauce.

    A Epiez, à Chouzy [Mulsans], tout semble dormir.

    On aperçoit cependant des lumières, et l’auto qui passe - silencieusement - attire la curiosité des bonnes gens. Une auto qui passe, à 9 h du soir par temps de guerre, alors qu’il est défendu de circuler après 6 heures ! c’est louche. Des têtes se montrent dans les petites fenêtres auréolées de lumière.

    La lune est complètement levée et s’élève au zénith ; elle éclaire la plaine et détruit l’effet d’éclairage de mes phares.

    La Chapelle-St-Martin, Villefriou, Villexanton, nous tournons à droite. Le chemin est moins bon.

    Mais au ciel, devant nous, quel ravissant tableau, nous ne nous lassons pas d’admirer.

    La lune sort d’une péninsule de nuages, qu’elle argente – sur les bords – en un relief puissant ; c’est une féérie. On aperçoit les mille riens de la plaine, un arbre qui se profile en sentinelle, des moyettes qui semblent dormir. Le tableau du « Rêve » de Detaille vient à ma pensée.

     

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    Le rêve.- Édouard Detaille, 1888.- 6 Fi 307/1. AD41

    [Peinture patriotique : les conscrits de la Troisième république en manœuvres rêvent à la revanche future].

     

    Voici Villepensier ! Tout semble dormir. J’indique l’habitation de M. Gentils à M. Vezin. Nous frappons dans la porte charretière. Un bruit de porte verrouillée nous répond de l’intérieur ; la porte s’ouvre « M. Gentils ? – C’est moi, monsieur – Je suis M. Vezin – Tiens ! Entrez-donc à la maison. Tiens voilà ce monsieur de l’autre jour ! - Mais oui, M. Gentils ». La maman Gentils arrive « Mais entrez-donc, messieurs, entrez-donc ; vous n’allez pas rester dans la cour. Dame ! Vous savez nous allions nous coucher – Mais non, nous sommes parfaitement bien dans la cour, il fait si beau temps – ah ça c’est vrai – voici ce qui m’amène » dit M. Vezin. Et, pendant que j’allais tourner mon auto, M. Vezin s’entretint avec M. Gentils ; il s’agissait du jour à fixer pour le battage à Villexanton. Une équipe de travailleurs devait venir de Blois et il fallait être fixé vite et exactement.

    La lune se baignait dans la mare, et ses reflets se multipliaient en plissés inégaux et harmonieux, sous le souffle d’un cheval qui – dans l’ombre – buvait à l’abreuvoir. « Hue ! » fit l’homme qui l’accompagnait ; et l’eau s’agita en ondes de tempête sous les coups de sabots du cheval qui – lentement – trébuchant aux pierrailles, se retourna, puis, en un pas lourd, disparut dans l’ombre d’une cour voisine.

    La lune, dans l’eau, dansait une sarabande endiablée, puis – petit à petit – l’eau se calmant, elle se zébra imperceptiblement, pour ne plus remuer ensuite et – dans une immobilité absolue – refléter son image bien ronde.

    Il est 9 h ½, nous repartons pour Blois par le même chemin. Aux passages à niveau de Romorantin et de la ligne de Paris, mêmes arrêts qu’à l’aller. Les baïonnettes se croisent et brillent, sous la lune, comme un couperet de guillotine. Nous montrons nos sauf-conduits. Au dernier passage à niveau un train long, long, long, nous arrête plus longuement. Les deux machines sont haletantes et – sous la lumière blafarde des lampes – nous distinguons la silhouette joyeuse des soldats ; puis des fourgons noirs : des canons peut-être. Le train est interminable. Enfin nous passons.

    A 10 h ¼ je dépose M. Vezin à la chaire d’agriculture. Je repasse par la préfecture pour voir les dépêches ; il n’y en a pas encore. Un petit groupe de curieux attend ; on me dit qu’une très longue dépêche va être collée dans un instant ; deux lampes éclairent le panneau aux dépêches. J’attends donc. J’attends jusqu’à 11 h passées et, comme sœur Anne, je ne vois rien venir, je m’en vais.

    Au bout du pont de la ville – comme à l’aller – deux gendarmes m’arrêtent ; j’exhibe mes papiers et je passe. Sur le pont les sentinelles armées vont et viennent, pendant que la ville s’endort.

    Il est près de 11 h ½ lorsque je suis rentré. Il est temps de se préparer au sommeil.

    [1] M. Leroux-Duval.

    [2] M. Maupoil.

    [3] M. Alexis Bouët.

    [4] M. A. Martellière.

    [5] M. Légisse, notaire honoraire, conseiller général du canton de Marchenoir.