• 24 août 1914

    24 août – 23e jour de la mobilisation

     

     

    Nous reprenons notre tournée avec M. Nain. À midi nous partons pour Oucques - où nous nous arrêtons et où - oh ! prodige ! - je trouve un bidon d’essence à 2 f. 50  puis nous filons sur Saint-Léonard et Marchenoir. Nous avons l’intention de ne pas nous arrêter, mais voici l’aimable maire, le docteur Desgranges, qui nous aperçoit, nous nous arrêtons ; il est heureux de nous revoir. Voici justement son garde-champêtre qui va - comme chaque jour - lire - à son de caisse - la dépêche officielle ; et aujourd’hui elle est mauvaise. Les troupes françaises ont reculé en Lorraine et les Allemands ont occupé Lunéville.

     

    Cette triste nouvelle apprise, déjà, à Blois, a fait tout le sujet de notre conversation - toute la durée du trajet, entre M. Nain et moi. M. Nain conserve sa confiance et dit que la chose n’a pas d’importance ; moi aussi je conserve la même confiance mais je suis navré de notre recul et de l’investissement de Lunéville.

     

    D’autant que nous apprenons aussi que sur le front de la Belgique - à la grande bataille de Charleroi - notre offensive n’a pas produit d’effet et que nous avons été obligés de reculer sur notre défensive. En vain les dépêches - qui ne disent pas tout - on le voit, on le sent - essaient-elles de démontrer que cette mesure a été prise par prudence, que nos troupes sont intactes, que le moral est bon, elles jettent une profonde douleur dans l’âme française.

     

    Certes - je le dis à M. Nain – j’ai grande confiance dans le peuple de France, il a été admirable d’entrain dès les premiers instants de la guerre, j’ai grande confiance et profonde admiration pour nos chers soldats de toutes armes et leurs sous-officiers et officiers, mais je n’ai pas confiance dans le gouvernement.

     

    Je n’ai pas confiance dans ces ministres, dans ces généraux - pas tous ! - politiques plus que stratégistes, dans ces sénateurs et députés - pas tous ! - à la recherche toujours de leurs ambitions personnelles Avec les Viviani, les Messimy, les Doumergue, les Briand, les Caillaux, les tristes généraux Percin, Pédoya, Sauret, Sarrail, peut-on avoir confiance ? Ces gens-là peuvent vendre la France, comme Caillaux a déjà vendu une partie du Congo. Les tristes gens !! Les misérables !!!

     

    J’ai grande confiance dans le généralissime de nos armées le général Joffre, dans le général Pau, dans le général de Castelnau.

     

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    Général Joffre.- 1 J 476. AD41

     

     

    Voilà des hommes ! Voilà des Français !! Mais on peut leur imposer des Sarrail, des Percin et autres coquins ! Alors ! Alors !! Non avec la République je ne suis pas sûr.

     

    Braves gens de France quand comprendrez-vous ?

     

    La République mettra toujours notre bien aimée patrie sur la pente fatale. Il est temps encore de la sauver et de la sauver pour toujours.

     

    Il se peut que nos troupes soient héroïques, mais – tandis qu’elles font le sacrifice de leur vie – les bandits qui tiennent nos destinées peuvent anéantir leurs actes d’héroïsme.

     

    On me dit « ayez confiance en Poincaré » et bien oui ! Poincaré est un patriote, un Lorrain de Nancy, une intelligence, mais Poincaré de par la constitution n’est rien. En Belgique rien ne se fait que par le roi, en Angleterre rien ne se fait que par le roi, en Russie rien ne se fait que par l’empereur. Le roi, l’empereur ont toute autorité, tout pouvoir, toute responsabilité. Voyez en France s’il en est de même. Alors à quoi sert de dire « ayez confiance en Poincaré ». Poincaré ? Mais il n’est rien, depuis qu’il est président de la République. Alors ?

     

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    Raymond Poincaré. Président de la République Française.- 6 Fi 301/21. AD41

     

     

    Un « Bulletin des armées » est fondé – excellente idée – ayant pour but de tenir les soldats au courant des nouvelles de la guerre. Ce bulletin est placé sous le haut (?) patronage de M. le président du Conseil ; M. Viviani ; de M. Poincaré, président de la République française, une et indivisible, il n’en est pas fait plus mention que s’il n’existait pas. Voyons ? Est-ce que ce bulletin ne devait pas être placé sous la présidence du président de la République. Cela s’indiquait, cela s’imposait.

     

    Alors comment aurais-je confiance en Poincaré qui n’est que président de la République, c’est-à-dire presque rien. Certes Poincaré méritait mieux et ceux qui l’ont emprisonné à la présidence de la République lui ont fait une mauvaise farce. Pour toutes ces raisons j’ai peur, je crains et j’attends rempli d’anxiété.

     

    M. le maire de Marchenoir est aussi très alarmé et il est de mon avis.

     

    Les habitants se groupent autour du garde-champêtre et écoutent attristés « les Allemands sont à Lunéville ».

     

    Un Beauceron se détache du groupe et, avec des yeux remplis de terreur que je n’oublierai jamais, vient trouver M. Desgranges « eh bien, monsieur le maire, on va donc les revoir ? ». Je ne peux m’empêcher de frissonner à la réflexion de ce paysan, qui, simplement, interprétait bien le sentiment de tous. « On va donc les revoir ? ».

     

    Hélas ! Mystère insondable. Dieu seul le sait. Le docteur nous retint à déguster une bonne bouteille de vin blanc et comme – après avoir trinqué – suivant la coutume – nous le remercions de ne pas finir la bouteille « Soit ! nous dit-il, vous viendrez la finir dans des temps meilleurs, et nous trinquerons à la revanche et la France plus grande et plus forte. »

     

    Ce fut sur ces bonnes et patriotiques paroles que nous prîmes congé de l’aimable maire de Marchenoir, et mirent le cap sur Binas, en passant par St-Laurent-des-Bois et Chantôme.

     

    À Binas, un drapeau tricolore est placé en travers de la place de l’église, en rive de la grand’route.

     

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    Binas.- L’église.- 6 Fi 17/1. AD41

     

     

    Nous nous arrêtons – et pendant que M. Nain est allé chez un marchand de vins en gros du pays, un habitant, l’air grave, vint me demander mes papiers ; je les lui exhibais. Il s’excusa bien inutilement et – ensuite – me demanda si je connaissais des nouvelles. Comme je savais bien que les nouvelles seraient sûres, je les lui fis connaître, après des détours voulus, des ménagements, des préparatifs au coup, enfin je lui annonçais « l’entrée des Allemands à Lunéville. » « Chose prévue, sans importance, de peu de durée, simple opération systématique, pour mieux se reprendre. » Mensonges patriotiques, dans lesquels je cachais, hélas ! mes troubles, mes craintes et ma peine. Il le faillait bien pour ne pas jeter la panique et – comme le disait si bien ces jours-ci : le comte A. de Mun – « pour semer la confiance ». Puis-je bientôt – avec cette semence – faire lever la victoire !

     

    Bientôt à mon interlocuteur vint s’en joindre un autre, puis un autre, puis encore un autre, puis des autres, puis des femmes, puis des enfants. Il arriva, à la fin, que je fis une véritable conférence malgré moi, devant un auditoire – ma foi ! – assez respectable et… respecté, car tous avaient l’air de braves gens.

     

    Je me souviendrai de ma conférence de Binas. M. Nain revint et par la longue route, droite et poussiéreuse, laissant de coté Verdes – et le château de Lierville – Semerville et Moisy, à gauche les bois de Viévy-le-Rayé et d’Écoman, nous arrivâmes à Morée.

     

    Quel délicieux tableau, tout en camaïeu, que celui que je vis, du haut de la côte, en arrivant à Morée ! C’était idéal. Tout au fond les coteaux du Loir s’estompait en des grisailles bleues, de la vallée - dans des brumes qui miroitaient au soleil – s’élançaient les peupliers, sur le tout – émergeant comme d’un rêve – Morée se profilait avec ses toits, ses pignons, ses cheminées, tandis que tout près – là – sur le promontoire – Notre-Dame-des-Hautes-Forêts, l’église – si lâchement incendiée et – heureusement – très bien restaurée – élançait sa flèche hardiment sur le ciel, ombrait le toit d’une silhouette qui se détachait sur les ardoises – qui par un effet de lumière semblaient blanches et comme couvertes de neige, son chevet tout encadré de verdures et de soleil.

     

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    Morée.- Église [Notre Dame des Hautes forêts].- 6 Fi 154/4. AD41

     

     

    Quel surprenant tableau ! Je dis « surprenant » parce qu’il révélait, par certains cotés, des effets de lumière extraordinaires ? C’était vraiment délicieux et les quelques minutes où je le vis furent trop courtes et me laissèrent remplis d’une extase intérieure, dont je ne fis même pas part à mon aimable compagnon de campagne. Dévalant par la vallée du Loir – avec deux arrêts pour visa des sauf-conduits aux deux passages à niveau sur la ligne de Tours à Paris, par Vendôme – passant à Pezou, Lisle, au château de Moncé, Bel Air, nous atteignîmes Vendôme.

     

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    Saint-Firmin-des-Prés.- Château de Moncé.- 6 Fi 209/1. AD41

     

     

    Dans le charmant chef-lieu des bords du Loir, nous fîmes arrêt chez M. Barillet, marchand de vins en gros, frère de M. Barillet, avocat à Paris, plusieurs fois candidat à la députation dans l’arrondissement de Vendôme. Nous fîmes viser nos sauf-conduits par un pompier - en tenue SVP - et par le faubourg du Temple, Villeromain, le Breuil, La Chapelle-Vendômoise, Fossé nous atteignîmes Blois - non sans avoir - au préalable - comme à l’aller fait viser nos sauf-conduits au pont du chemin de fer.

     

    En rentrant chez moi, je trouve une bonne lettre de mon excellent ami de Lunéville : monsieur Paul Robert, négociant en draperies et nouveautés, 30, rue Banaudon (Meurthe-et-Moselle). Elle me fait le plus vif et plus sincère bonheur.

     

    Je dois dire que j’avais écrit à M. Robert pour lui dire combien j’étais avec lui et avec toute sa famille, en ces jours douloureux ; lui offrant l’hospitalité de ma maison, pour lui et les siens, si l’envahisseur barbare investissait Lunéville ; ajoutant aussi que je serais heureux d’offrir l’hospitalité à son fils, mon ami Paul Robert, actuellement à la guerre, s’il avait besoin d’un bon gîte de repos et de convalescence, loin de l’ennemi.

     

    La lettre de M. Henri Robert est datée du 17 août et je ne la reçois qu’aujourd’hui.

     

    Par ces temps si troublés la poste emprunte des chemins détournés sans doute.

     

    Voici la lettre de mon ami M. Paul Robert

     

    « Draperies                                                  Lunéville, le …….. 191…

     

                                                                Lundi 17 août 1914

     

    Soieries et nouveautés

    H. Robert

    30, rue Banaudon

    Lunéville                                        Mon cher confrère[1], mon cher ami

    Spécialité de deuil

    Corbeilles de mariages

     

    Merci, merci et mille fois merci, de la lettre si touchante, et si affectueuse qui m’a ému jusqu’aux larmes, que je viens de recevoir. Combien j’en suis touché, je ne saurais vous le dire. En ces moments cruels, terribles, dont vous ne pouvez vous rendre compte, elle est pour moi un réconfort dont vous ne pouvez vous faire une idée, et je ne trouve pas d’expression pour vous en remercier. Excusez-moi – ah ! mon cher ami – c’est qu’il faut les vivre, pour les comprendre ; je me souviens de 70, j’avais 12 ans, mon frère aîné qui en avait 15, souffreteux et malingre était parti pour faire la campagne et il l’a faite, j’aurais voulu le suivre ! Mes sentiments n’ont pas changé, et c’est cruel regret, lieutenant territorial, il y a huit ans, de n’avoir pu, sur les instances de ma famille, reprendre du service ; je voulais assister à la revanche, car elle vient ! Mais, comme on me l’a fait observer, à tort, ce n’était pas une raison ; mes fils me représentent, enfin ! Devant le péril que j’ai vu, et que je redoutais, avec raison, plus terrible, j’ai fait fuir ma femme, oh ! non sans peine, car elle est vaillante et forte ; mais surtout pour mes deux grandes filles, j’ai craint ! Elles sont à Marseille, chez une parente, à l’ombre de N.D. de la Garde, qu’elle les protège. Conseiller municipal, membre du bureau de bienfaisance, mes journées sont occupées, je vous prie de le croire ! Mais notre esprit, notre cœur, sont surtout avec ceux qui combattent. Je n’ai pas pu arriver à voir Paul depuis le début des hostilités ; samedi encore j’avais été informé de sa présence à Celles-sur-Plaine, et quand je suis arrivé pour le voir, depuis la veille ils étaient à Schirmeck, en Alsace ; ils avaient traversé le Donon et avaient redescendu l’autre versant. Quelle joie ! Et combien je regrettais de ne pas être avec eux. Vous ne vous imaginez pas – mon cher ami – l’anxiété qui – chaque jour – étreint tous les cœurs ! Hier encore de 4 à 7 heures du soir le canon n’a cessé de tonner ; combien de victimes ! Mais c’est la porte de l’espérance qu’il ouvre. Paul, du 20e bataillon, a été à une rude épreuve ; son bataillon a dû subir – presque seul – le choc contre 3 régiments de Uhlans ; il a vu tomber, près de lui, nombre de ses camarades, de nombreux blessés et pas mal de prisonniers ; il a pu échapper. C’est la protection de Dieu, qui – j’espère – veillera sur lui ! C’était près de Badonviller, et après qu’ils ont dû se replier, ces sauvages ont commis des atrocités dont ils sont seuls capables ; après avoir tué la femme du maire, qui regardait à sa fenêtre, ils ont fermé les portes de sa maison et y ont mis le feu ; on en a retrouvé que des cendres. Un de mes cousins, dont le fils était parti, qui habitait avec sa belle-fille, et qui avait 79 ans, a été tué ; pourquoi ? Je l’ignore ! Mais ce n’est rien auprès d’autres actes vraiment révoltants et qui ne sont dignes que de barbares. Enfin nous poursuivons – j’espère – la vengeance de toutes ces monstruosités. Nos troupes étaient hier à Sarrebourg ; c’est un grand pas de fait.

     

    Et tout cela si rapidement, si brutalement ! Paul vous avait-il informé du décès – au mois de novembre dernier – d’un de mes cousins, âgé de 81 ans, qui a eu la bonté de m’instituer son légataire, me laissant, après de nombreux legs que j’ai rempli, une vieille et confortable maison de famille, d’autres aussi, avec un magnifique petit bois, des terres, et un avoir pour entretenir tout cela, - dans la vallée de Celles, berceau de ma famille, au milieu de ces sapins que j’aime, et que j’aurais tant voulu vous faire connaître, mais ce n’est que partie remise, je l’espère bien, j’en serais si heureux et tous les miens aussi. Et, au moment où – pour la première fois – je venais de m’installer dans cette maison, me réjouissant d’y passer un bon mois, tranquille, et au repos, après un labeur de 40 années, au milieu de tous ceux que j’aime, l’envahisseur nous a menacé, il a fallu faire front, et revenir ici !

     

    Dieu veuille que ce ne soit pas pour longtemps.

     

    Vous voulez bien – mon cher ami – vous mettre à ma disposition, en m’offrant, ainsi qu’aux miens, une hospitalité aussi généreuse qu’agréable ; combien j’en suis touché. Je ne trouve vraiment pas de termes pour vous en exprimer ma reconnaissance, mais soyez certain que j’en suis touché autant qu’il est possible de l’être.

     

    Et vous ne vous contentez pas du présent, vous songez déjà à l’avenir, au retour de notre cher Paul, à un séjour capable de réparer ses forces, par l’amitié et la sympathie. Non, je ne sais vraiment comment vous dire tout ce que je ressens, d’une sympathie si précieuse et d’une affection qui prévoit déjà l’avenir. Puissiez-vous être entendu, mon cher ami, et que notre cher enfant nous revienne sain et sauf. Savez-vous que nous avions failli le perdre, il avait été atteint au mois d’avril d’une broncho-pneumonie des plus sérieuses, heureusement on a bien voulu me le confier et les soins de sa mère nous l’ont rendu, Dieu a fait le reste ; et il a supporté facilement les rudes et fatigants débuts de cette campagne. Que Dieu le protège et qu’Il continue jusqu’au jour où nous le reverrons vaillant et fort.

     

    Mais jusqu’où va l’égoïsme qui ne me fait penser qu’à nous, alors que vous ne pensez, vous, qu’aux autres ? Vous ne me donnez pas de nouvelles de madame votre mère. J’espère que sa santé, toute chancelante qu’elle ait été, se maintient toujours aussi bonne que possible. Veuillez l’assurer de ma sympathie la plus respectueuse. Et vous, mon cher ami ! Soyez remercié, soyez béni, comme vous le méritez pour votre témoignage de sympathie, que je conserverai, et ferai partager aux miens comme l’expression de la plus sincère amitié qui m’ait été jamais témoignée, permettez-moi de vous embrasser de tout cœur.

     

                                                                Signé : Henri Robert. »

     

     

    Cette lettre si bonne, si affectueuse, empreinte de tant de grandeur d’âme et de patriotisme m’émeut jusqu’aux larmes. Elle me rappelle le bon monsieur Robert que j’ai connu en 1909, lors de mon voyage à Rome. Son fils, mon ami Paul, défend la Patrie dans le vaillant 20e bataillon des chasseurs à pied.

     

    Les Lorrains ont le plus pur sentiment du patriotisme, ils ressentent les douleurs et les épreuves de la France et en souffrent comme aucuns des Français. Jeanne, la bonne Lorraine, ne souffrait-elle pas – comme personne – des malheurs de son pays. La Lorraine, unie à l’Alsace devra revenir à la mère Patrie.

     

    En en lisant cette lettre je pense à l’envahissement de Lunéville par les Allemands.

     

    Pauvres gens ! Comme ils doivent souffrir du voisinage immédiat de pareilles brutes. Souhaitons qu’ils en soient, vite, débarrassés.

     

    Oh oui ! Je le souhaite.

    Ce soir – Marcel Perly – qui reste au dépôt – à Blois, vient diner à la maison.

    [1] M. Henri Robert est membre de la conférence de St-Vincent-de-Paul de Lunéville.