• 23 août 1914

    23 août – 22e jour de la mobilisation

     

    Le dimanche nous apporte la réponse de ces vivats.

    En sortant de la messe de 9 heures à Saint Vincent, nous montons prendre connaissance des dépêches. Hélas ! Elles ne sont pas fameuses : les Allemands font leur entrée dans Bruxelles et rançonnent la ville de 200 millions de francs ; Namur est partiellement investie. D’autre part la grande bataille, tant attendue, est commencée. Puisse-t-elle décider de notre avantage.

    Mais revenons aux vivats entendus hier au soir.

    Comme nous arrivons vers la halle nous apercevons un groupe de curieux qui regardent à l’intérieur du bâtiment.

     

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    Blois.- La Halle aux grains.- 6 Fi 18/1313. AD41

     

    Nous nous approchons. Tout l’intérieur a été aménagé pour y recevoir des troupes ; tout autour – au rez-de-chaussée, comme aux galeries du haut – des couches de paille fraîche sont dressées ; dans une partie sont installées des marmites qui fument déjà et répandent une bonne odeur de cuisine, tandis qu’autour s’agitent des cuisiniers, préparant le « bouillon ». On nous dit que cette installation est destinée à 2000 étrangers, engagés volontaires, qui veulent servir sous le drapeau de la France. Ils sont arrivés à Blois - hier au soir vers 10 heures - venant de toutes les directions et - dans les rues - à cette heure tardive - ça été - tout le long - des acclamations, des vivats enthousiastes. Tous ces braves gens acclamaient la France, chantaient « La Marseillaise », chantaient les hymnes patriotiques de leur pays, à la caserne ce fut - paraît-il - du délire de joie, les chants se mêlaient aux accents du clairon ; cela dura jusqu'après onze heures.

    Et voici ce que, de ma fenêtre, j’entendis dans le silence de la nuit.

    Mais il est 10 h ½ - ce matin - et voici des colonnes qui s’avancent, joyeuses. Ce sont les légionnaires. Il en vient une colonne d’abord, puis une autre, puis une autre encore, puis d’autres encore. Ils s’arrêtent à la porte de la halle, un sergent leur donne des ordres en français, puis en russe, et, cinq par cinq, ils entrent, à chacun il est remis une assiette, une fourchette et une cuillère, puis ils entrent et vont à la couche de paille qui leur est destinée. Et toutes les colonnes entrent ainsi.

    Ensuite ils s’avancent vers les cuisines et, à chacun, le déjeuner est remis. Certains n’ont pas mangé depuis plusieurs jours, il est inutile de dire s’ils ont faim !

    Pendant ce temps les Blésois se mêlent à eux. Il y a - parmi ces braves gens - des Russes (en très grande majorité), des Italiens, des Roumains, des Grecs, des Arméniens jusque des nègres d’Amérique et des Belges.

     

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    Groupe d’étrangers volontaires, Blois.- 11 Fi. AD41

     

    Comme je dis « Vive la Roumanie ! » sur le passage d’un groupe de Roumains, ils me répondent « non pas vive la Roumanie ! Mais vivent les Roumains » Je ne comprends pas. Puis, ensuite, je me souviens que - tandis que tous les Roumains étaient pour les Russes (et par conséquent pour la France) et pour les Serbes, même les cercles politiques, le roi Charles convoqua, à Sinaia, les chefs de parti et leur demanda leur avis. Tous furent pour la Russie et contre l’Autriche. Mais alors le roi, prenant la parole, prononça ce distinguo « Il s’agit de l’Allemagne, dit-il, et non de l’Autriche. L’Allemagne est si forte qu’elle est capable de vaincre seule, sans aucune aide, la France et la Russie. Il faut être avec l’Allemagne. En cas de guerre européenne, le drapeau roumain doit flotter à coté du drapeau allemand ». Les ministres, le peuple, furent atterrés. Que se passera-t-il ?

    Et voici pourquoi - à Blois - des roumains me dirent « non pas vive la Roumanie ! Mais vivent les Roumains », je compris.

    Il y avait là aussi, je l’ai dit, des Italiens, des Juifs polonais (hum ! des Juifs !! Je n’aurais pas grande confiance dans des juifs), des Russes. Un de ces derniers nous dit qu’il est d’Odessa. Nous causons avec un russe de haute taille, très bien mis, il nous dit qu’il a fait la seconde partie de la guerre des Balkans et qu’il est ingénieur - à Boulogne-sur-Seine - depuis peu ; il est très joyeux, très en train et semble avoir - comme on dit - « de la galette ». Il nous dit qu’avant un mois il n’y aura plus un seul étranger à Paris, tous seront engagés. Un autre nous dit avoir déjà fait la campagne russo-japonaise ; un autre raconte à de braves réservistes français que le directeur des fameux des trop fameux potages Maggi, était un espion - comme il y en a tant - qu’il faisait verser des cautionnements à tous les gérants et à tous les employés de ces nombreux dépôts de « bouillons » ou « lait » Maggi, que la veille de la mobilisation il fila vers l’étranger emportant tous les cautionnements qu’il avait « oublié » de rendre et beaucoup d’or français qu’il avait escroqué : 3 millions en or. Il fut arrêté vers le bois de Vincennes, disent les uns, vers le bois de Boulogne, disent les autres. Peu importe, il fut arrêté alors qu’il fuyait et fut fusillé sur place. Il raconte aussi que deux espions, déguisés en femmes, furent arrêtés au moment où ils essayaient de faire sauter la Tour Eiffel avec un explosif ; ils furent fusillés sur le champ.

    Le brave légionnaire étranger raconte que ce fut « l’Action française », journal royaliste, qui, depuis longtemps, dénonça, le premier, les agissements des « Maggi » et autres espions à la solde de l’Allemagne. Et les Français qui écoutent cet étranger raconter la bravoure d’un journal français, sont, les premiers, à l’ignorer. Signe des temps !

    Tous les rangs sont confondus parmi ces légionnaires étrangers : des ouvriers, des industriels, des commerçants, des riches, des pauvres, des jeunes, des plus âgés. C’est vraiment très beau.

    Beaucoup sont déjà d’un certain âge, ont de la fortune et - par conséquent - n’étaient pas obligés de s’engager ; ils pouvaient rester libres et heureux. Non ! La France, qu’ils aiment, est attaquée. Ils s’engagent, viennent s’enrôler sous les plis flottants de son drapeau. C’est très beau.

    Beaucoup – je l’ai dit – ont de l’aisance, sont riches même – cela se voit – ils sont mariés, ont de la famille, ils laissent leurs femmes et leurs enfants qu’ils aiment cependant, font le sacrifice de leur vie et se mettent au service de la France. C’est beau, c’est très beau. Et devant de tels dévouements, devant de tels sacrifices, je me découvre et salue de si nobles âmes, qui ne se contentent pas de paroles – comme tant de gens « chez nous » en France, mais font de l’action, c’est bien préférable.

    Des actes et non des paroles ; des actes fondés et sûrs, non de parade ; voilà le bel exemple que ces braves étrangers nous donnent à nous autres français.

    Ils formeront ici un nouveau régiment : le 3e étranger.

    Arrivés hier au soir, déjà ce matin ils ont manœuvré sous la direction d’instructeurs spéciaux venus spécialement des autres régiments de la légion étrangère. Ils devront être instruits en 20 jours pour - ensuite - voler à la ligne de bataille, se battre et mourir - s’il le faut - pour la France.

    Après-midi, avec Robert, nous retournons les voir. Il y en a qui sont logés dans les bâtiments neufs de la caserne, et - par derrière - sur le champ de Mars, ils prennent leurs ébats. Ils sautent au saut en longueur, ils dansent les danses de leur pays en scandant leurs mouvements par de la musique vocale et le claquement rythmé des mains. C’est très curieux. Un groupe de Russes chantent l’hymne national russe.

    Nous causons avec ces braves gens.

    Nous revenons par la halle. Là est l’autre groupement. C’est l’heure de la soupe. Les chaudières à la cuisine sont installées dehors et chaque homme défile devant les marmites où sa ration lui est donnée. La préparation est - vraiment - trop rudimentaire.

     

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    Souvenir de ma Campagne 1914-1915.- La cuisine dans les bois.- 6 Fi 306/4. AD41

     

    Le chef cuisinier, la pipe à la bouche, plonge sa louche « à potage » - vraiment louche - je vous assure - quant à son astiquage - dans une énorme marmite, il en retire un « bouillon » gras - oh oui gras ! - et à cuillerées comptées, d’un air grave, verse le contenu dans une bassine. Cette bassine est amenée sur une table où deux « cuisiniers » aux mains sales - oh ces mains ! - plongent une poignée enfaitée [sic] de bœuf, ou plutôt de vache, la traditionnelle « bidoche » quoi ! Ces deux cuisiniers ressemblent plutôt à deux chiffonniers qui - cherchant dans une vaste terrine remplie de bidoche - cherchent dans un tas d’ordures, y pêchent l’un un morceau de viande, l’autre un os, du gras, du maigre, de la peau, des morceaux informes et innommables, des morceaux de je ne sais quoi, empilent le tout dans une main - oh cette main ! - et la déverse comme - il me semble - font les tombereaux de détritus au dépotoir des environs de Paris, à Achères, je crois - dans la terrine de bouillon gras amenée devant eux. Le tout s’engloutit dans un plongeon fangeux, formant quelques bulles visqueuses. C’est le repas - tout le repas - de ces braves gens qui viennent se mettre au service de la France.

    Je sais bien qu’il est impossible de leur donner des faisans rôtis, des ortolans et des aspics de foie gras, je sais bien qu’il est difficile de varier les menus, ce que je sais bien, c’est que la soupe et le bœuf qui leur sont données tous les jours - et cela sans inconvénient - peuvent l’être d’une manière propre et convenable.

    La propreté - que diable ! - elle est à la portée de tous ; l’eau est partout, à discrétion, à profusion et les cuisiniers peuvent avoir des vareuses et des mains propres, et les marmites peuvent être plus claires. Le bouillon peut avoir des apparences moins « huile de ricin ».

    Ce repas fait - quels appétits et quelles dents il faut avoir ! - les légionnaires se répandent dans la ville. Ils ont sortie jusqu’à 9 heures.

    Nous allons par la gare, des trains militaires passent toujours et nous revenons par la ville. Les français et les légionnaires ont vite fait connaissance. Les braves étrangers admirent notre château, circulent dans les rues. Quelle animation !

    Notre bon roi Louis XII, s’il revenait, ne reconnaîtrait pas sa ville natale.