• 2 août 1914

    2 août - 1er jour de la mobilisation

     

    Les murs de la ville sont recouverts d’affiches de la mobilisation ; pendant la nuit le gouvernement en a fait placarder partout : sur les murs, sur les façades des maisons, sur les magasins. Chacun peut, à son aise, prendre connaissance des différents ordres donnés : mobilisation générale, réquisitions de tous genres, appels au pays.

     

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    Ordre de mobilisation générale, affiche.- 8 Fi 370 / AD41

     

    A 7 h ½, nous sommes, Robert et moi, à notre poste rue Franciade, mais déjà le colonel Huin est parti. Nous allons le retrouver sur l’indication qui nous est donnée par sa domestique : au grand séminaire, rue de Berry. De longues files de voitures réquisitionnées sont déjà là, débarquant des armes, des vêtements, des munitions, des gamelles, des paquets de ouate à pansement, mille et mille choses militaires.

    Il y en a ! Comme tout est prévu ! Comme tout est à foison ! Et comme tout est prêt !!

     

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    Blois.- Le Séminaire.- 6 Fi 18/581. AD41

     

    Des soldats débarquent toutes ces fournitures et les montent dans les chambres du grand séminaire. A l’intérieur c’est, déjà, un remue ménage inaccoutumé. M. l’économe[1] circule au milieu des soldats et des quelques personnes de bonne volonté venues prêter main-forte. Il s’agit de déboulonner, de descendre sous un préau, du 2e et du 3e étage, 57 lits de fer ; de transporter 57 sommiers, 57 matelas, 57 traversins, 57 couvertures, 57 vases, 57 pots à eau, 57 cuvettes, de les sortir ensuite - dans la rue et - par la rue du Bourg-Neuf - de les transporter - à bras ou dans un petit diable[2] - au pensionnat Sainte Geneviève, rue du Bourg-Neuf n°33. Arrivé à la porte de Sainte Geneviève, où nous déposons le tout, il nous faut les reprendre, traverser un bâtiment, puis une cour et enfin déposer le tout une dernière fois dans une grande classe du rez-de-chaussée où sera installée l’ambulance de la Société de secours aux blessés militaires, dite de « la Croix-Rouge ».

    Et toute cette manutention, et tout ce déménagement dure toute la journée, jusqu’à sept heures ½ du soir presque. Comme il fait très chaud il est inutile de dire que nos chemises sont à tordre et que nos bras et nos reins sont mis à une rude épreuve, d’autant que nous sommes peu nombreux : M. l’abbé Noulin, professeur au grand séminaire, Louis Doliveux, l’abbé Pierre Boüet sous-diacre, l’abbé Charrat élève à l’école de théologie, M. Paul Duval, Robert et moi. A peine prenons-nous le temps d’aller à la messe de midi à la cathédrale et de déjeuner, pour revenir ensuite.

    Les rues de Blois sont remplies d’une foule enfiévrée, avide de nouvelles. Les militaires commencent à prendre possession de leurs différents postes : à Notre-Dame des Aydes, rue Franciade ; en face, à l’ancien petit séminaire ; à la mairie ; au collège ; au petit séminaire actuel ; dans les écoles ; les usines, tous les bâtiments assez vastes.

    Les nouvelles déjà sensationnelles circulent. Sont-elles vraies ? Ne dit-on pas que Garros, l’intrépide aviateur (d’autres disent Brindejonc des Moulinais) aurait foncé, avec son aéroplane, sur un « zeppelin », l’aurait crevé, l’aurait abattu sur le sol de France et que tout l’équipage : (70 hommes dit-on, dont un général allemand) serait mort. Le brave Garros – qui savait où il allait en faisant cette action d’éclat – aurait trouvé une mort glorieuse !

     

    Rolland Garros

     

    Roland Garros, aviateur militaire.- Agence photographique Meurisse.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2547)

     

    Ne dit-on pas aussi que les hostilités ont commencé hier au soir et qu’un combat a duré toute la nuit du 31 juillet au 1e août : total 30 000 allemands de morts et 10 000 français.

    Une vieille fille, exaltée et surexcitée par des bruits de victoire, croit devoir nous arrêter - au cours de notre déménagement du grand séminaire - et nous dire que Garros a crevé un zeppelin, que la cavalerie a chargé ce zeppelin situé à 300 m d’altitude (!) et qu’il y a eu 30 000 allemands de tués ! Cette brave fille - malgré l’heure triste - ne peut que nous divertir ; évidemment elle a appris les nouvelles qui circulent - plus ou moins exactes - elle a tout mélangé dans son cerveau, et c’est cette bouillabaisse qu’elle nous sert. Nous ne pouvons nous empêcher d’en rire comme des fous, tellement la chose nous est contée plus que drôlement. Nous l’apprenons à M. le vicaire général Boulliau, directeur du grand séminaire, qui ne peut - avec nous - que rire de l’annonce faite par la pauvre vieille demoiselle. « Soyez charitables mes enfants ! » nous dit-il.

    Avant que la vieille demoiselle nous eût fait part de sa « sensationnelle » nouvelle, ayant appris, déjà, le bel exploit de Garros par le jardinier du grand séminaire, spontanément, dans la rue même, l’un de nous proposa de réciter un Pater pour le repos de l’âme du brave aviateur ; ce qui fut fait très modestement aussitôt. Ce fut M. l’abbé Bouët qui commença « notre Père qui êtes au cieux… » auquel nous répondîmes « …donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour… » et le signe de croix fut fait par tous, largement.

    Les nouvelles les plus diverses et les plus sensationnelles traversent la ville et la foule les colporte, anxieuse et avide de succès.

    Attendons pour nous prononcer qu’elles nous soient données officiellement et attendons, au moins, que la guerre soit déclarée, actuellement nous ne sommes encore qu’en mobilisation.

    [1] M. l’abbé Joulin.

    [2] Genre de petite voiture à bras.