• 14 août 1914

    14 août - 13e jour de la mobilisation

     

    Peu de monde au marché au début et assez de monde vers la fin. D’autre part les marchandises ne sont pas trop chères. Il y a – il est vrai - cette année, de si belles récoltes ! Fruits, légumes, blés, tout abonde. Et la vigne ! Tout est superbe. Pourquoi faut-il qu’une si bonne année soit ensanglantée pareillement ?

    La ville présente une particulière animation. Nombreux sont « les beaux messieurs »…

    Pas « de Bois-Doré », comme écrirait Georges Sand, mais « les beaux messieurs » - tout court - les beaux jeunes gens, les beaux petits garçons, qui se promènent, le brassard de quelque service de la guerre au bras. Mais les plus nombreux sont ceux qui portent le brassard de la Croix-Rouge. Le brassard de la Croix-Rouge est « très bien porté ». On voudrait toujours être de la Croix-Rouge.

     

     

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    Croix Rouge.- Gloire et dévouement 1914.- 6 Fi 306/15. AD41

     

    Je ne nie pas qu’il y ait des hommes, des jeunes gens, des jeunes enfants, des dames, des jeunes demoiselles et des vieilles demoiselles très dévouées, très capables, très bonnes et très bons, très humbles, doux, intelligents, offrant à la France le meilleur d’eux-mêmes, donnant leur temps, leur santé, leur sommeil, leur vie pour nos pauvres blessés !

    Je ne le nie pas. Je le sais et je salue ces humbles serviteurs et ces humbles servantes des victimes de la vie et de la guerre. Je les salue. Je connais leurs noms.

    Mais je sais aussi, qu’à côté de ces gens de cœur, il y a de parfaites nullités, des ignorants en pareille matière, des insupportables, des ridicules, des gens qui veulent être quelque chose et ne veulent rien faire ; des paons qui se pareront - même dans les malheurs du pays - de titres, de distinctions, de rubans, de brassards et de grands airs entendus ; des inutiles toujours à la recherche d’un piédestal où – sans qu’ils le veulent – s’étalent leur imbécilité et leur ignorance crasse des choses qu’ils prétendent servir ; des sans-gêne qui embarrassent et « empêtrent » ceux qui – vraiment – désirent être utiles ; des lâches – enfin – qui se cachent sous une bannière quelconque et s’y abritent – risque à faire un semblant de travail - afin de ne pas être envoyé d’office aux postes périlleux où les balles sifflent, où la mitraille éclate.

    Tous ces gens-là sont légion, plus légion qu’on le pense ! Et cela me révolte intérieurement lorsque je les rencontre, rue Denis Papin, à pied ou dans d’impeccables autos, le brassard de la Croix-Rouge au bras. Ils se pavanent ! Ils se tournent !! « Où êtes-vous donc ? - Je suis attaché à l’ambulance de la Croix-Rouge. » Cela fait bien. Ne leur demandez pas combien ils ont pansé de blessés, lavé de plaies purulentes, assisté le chirurgien dans des opérations souvent pénibles, passé de nuits au chevet de pauvres chers jeunes gens enfiévrés par la souffrance. N’ayez crainte, ils sentent plus le dernier parfum de chez Lenthéric que l’eau phéniquée. « Nous sommes au service des bureaux. - Je suis à la comptabilité, dit l’un. - Je suis à l’économat, dit l’autre ». Tout cela est la même chose, et chacun sait que cela veut dire : un quart d’heure de présence par jour, mettons une demi-heure, mettons une heure ! Et le reste sert à se promener le brassard au bras. « Je suis de la Croix-Rouge ! »

    Je ne suis pas de la Croix-Rouge, mais j’avoue que si j’en étais - et j’aurais aimé en être - je ne voudrais pas de brassard.

    Je suis persuadé que des gens sont tellement heureux d’avoir un brassard que, sûrement, cela dit sans malice, ils doivent coucher avec. Enfin laissons ces pauvres gens là, la graine n’en périra pas ; malheureusement.

    Je rencontre M. le vicomte de Chérisey, le bon châtelain de Clénord, je le félicite sincèrement de la vaillance de nos voisins les Belges - Madame la vicomtesse de Chérisey, née de Lavois, étant Belge - Il me dit aussi son enthousiasme pour la vaillante petite nation, que deux de ses beaux-frères sont à l’armée belge, comme officiers ; l’un est au régiment des guides, l’autre est dans les lanciers.

    La France, l’Angleterre et la Belgique fraternisent sous la mitraille allemande, tandis que la Russie s’avance vers Berlin et à notre rencontre.