• 20 novembre 1914

    20 novembre

    Il fait froid : 5° au dessous de 0. L’hiver est précoce. Les pauvres soldats dans les tranchées, les pauvres gens sans abris doivent grelotter sous la bise qui souffle glaciale. La température ajoute aux misères déjà si grandes. Qu’il fait froid.

    Mon excellent ami M. Henri Robert, de Lunéville m’écrit la lettre toute d’angoisse ci dessous :

                                  « Lunéville, le 13 novembre 1914

    Mon cher confrère, mon cher ami

    Vous pouvez penser quelle hâte j’avais de revenir ici, et combien je regrettais que l’état de ma santé ne m’ait permis de partager que de loin les souffrances et les épreuves de mes chers concitoyens. Et depuis mon retour, qui date d’un mois, je veux vous donner de mes nouvelles, à vous qui vous êtes montré si particulièrement généreux et bon pour moi et pour mon cher Paul ; mais vous pouvez penser combien mes moments sont occupés, car, en dehors de mes affaires, j’ai repris à la mairie et au bureau de bienfaisance des fonctions qui laissent bien peu de liberté, sans compter l’assaut de ma porte par tous les pauvres diables de la ville, et combien de la campagne qui viennent me demander aide et protection, car si notre ville a souffert la misère y est secourue, mais dans la campagne combien de gens fort à l’aise qui n’ont plus ni toit, ni mobilier, ni linge, rien enfin, car la poussée a été si rapide, la terreur si grande, que ceux qui – en peu de temps – n’avaient pas pris une décision rapide, ont vu disparaître le plus clair de leur avoir, immobilier et aussi mobilier. Une sœur de ma belle-mère – Mme Crovisier – ayant dépassé 70 ans, vivait à Raon dans une belle maison lui appartenant, où elle avait pour les meubles, les bibelots, tout ce qui l’entourait et qui lui rappelait ou ses parents, ou son mari qu’elle chérissait, un respect légitime et une profonde affection, tout a disparu, en une demi-journée sa maison a été brûlée ; la chaleur était si intense même, que les coffres-forts les plus réputés n’avaient pas protégé les valeurs qu’ils contenaient, il n’en est resté que des cendres ; je parle des papiers, heureusement elle les avait sauvés ! Mais vous voyez d’ici – mon cher ami – sans parler du reste, quels chagrins et quelles peines cela engendre. Ma pauvre tante a été très mal il y a peu de temps à la suite de ces secousses, elle est un peu remise. Mon frère possédait sur le bord de la forêt une charmante maison d’où on jouissait d’une vue superbe, et meublée ave un goût parfait ; il m’écrit « j’ai trouvé ma maison dans un état tel qu’il faut l’avoir vu pour le croire ; ce qui m’étonne c’est qu’elle soit encore debout. J’ai compté 12 obus dans la face ouest, 41 dans la face nord, 4 dans la face est, plus ceux tombés sur la toiture. La grande chambre du balcon en a reçu pour sa part 10 ; il faut voir dans quel état est le mobilier ! La maison a été pillée de tout ce qu’elle contenait ; ils avaient fait monter des camions automobiles pour déménager tous les meubles jusqu’au dernier ustensile de la batterie de cuisine. »

    À Lunéville, certaines parties de la ville on été brûlées ; mon quartier – grâce à Dieu – a été épargné, mais je me demande ce qu’est devenue la chère maison des Vosges que m’avait laissée mon vénéré cousin ; si elle n’est pas démolie ou brûlée – ce qu’on me fait espérer – pour sûr elle a dû être vidée des meubles magnifiques que j’avais été heureux et fier de recueillir de plusieurs générations. Je ne puis en avoir de nouvelles, car les Allemands occupent toujours cette vallée ! Chaque jour encore nous entendons le canon tout un côté de notre ville, à 15 kilomètres, ce n’est pas loin, est encore envahi !

     

    lunéville_ferme_ruines

     

    Ruine de la ferme de Léomont près de Lunéville.- Agence photographique Rol.- BNF, [Rol, 44886]

     

    Quand donc sonnera pour nous l’heure de la délivrance ? Je viens de recevoir une carte de Paul, du 8. Toujours en bonne santé, rempli d’espoir, il est vraiment admirable de courage, d’entrain, grâce à Dieu sa santé s’est remise au-delà de nos espérances ! Mon fils aîné a été blessé d’une balle au pied qu’on a pu – encore – arriver à lui extraire ; je ne sais ce qu’il en adviendra ; il est soigné à Toulon, où je l’ai vu, ainsi que madame Robert, il est rempli de courage. Mais combien de vides parmi ceux que nous connaissons et que nous aimons ! Quelles terribles épreuves ! Je sais que vous êtes avec nous de cœur pour les supporter et je vous prie – mon cher ami – d’agréer l’assurance de mon souvenir le plus affectueux.

                                  Signé : Henri Robert 

    Veuillez me permettre de vous adresser quelques cartes qui vous diront l’œuvre des bandits allemands dans notre pauvre pays !

    Très respectueux souvenir, je vous prie, près de madame votre mère »

    Pauvres amis ! Quelle détresse étreint leur beau pays ! La lecture de ces pages est poignante et ne fait qu’augmenter la haine que chacun a – et que chacun doit avoir – contre ces misérables, plus misérables que le dernier des sauvages, des bandits, des apaches, des voleurs, des assassins ! Haine à ce peuple maudit ! Mort à cette race exécrée !! Pauvres amis de Lunéville ! Comme – de tout mon cœur – je les plains !!...

    A la lettre de mon ami des cartes-postales illustrées sont jointes ; ce sont des vues de la guerre dans la région de Meurthe-et-Moselle.

    Voici la sous-préfecture de Lunéville après l’incendie ; plus de toits, plus de fenêtres, des murs calcinés ! Voici la place des Carmes à Lunéville : des immeubles incendiés dans le même lamentable état que la sous-préfecture. Voici Rehainviller avec sa charmante église en ruine, ainsi que les maisons tout autour. Baccarat avec son église pantelante, déchirée, trouée d’obus, avec la rue du Pont dont les immeubles ne sont plus que des amas informes de démolitions fumantes et croulantes. Vitrimont avec son unique rue de village bombardée, les maisons ne sont plus que des ruines horribles, les murs sont lézardés, noircis, pantelants, pas un toit n’est indemne, tous sont incendiés ou brisés, la rue est jonchée de décombres, une pauvre vieille est là, seule, avec deux enfants au milieu de ces horribles choses ; c’est la désolation de la désolation. Voici Raon-l’Étape : le quartier des halles avec des maisons en ruines ; partout, du reste, ce ne sont que des ruines ; c’est là qu’est ou plutôt qu’était la maison de la tante de mon ami : Mme Crovisier (M. Robert la marque d’une flèche) ; c’est une belle maison de deux étages, il n’en reste plus que les 4 murs noircis et calcinés ! Voici le château de Gerbéviller (la façade sur le parc). Plus de toits, les intérieurs incendiés, les fenêtres ou arrachés ou brûlées ; c’était une belle résidence. La chapelle – me dit un voisin[1] – est de toute beauté et contenait de véritables trésors. Tout cela est détruit ! C’est navrant. Voici encore Gerbéviller avec une rue incendiée : ce ne sont que des ruines ; et voici du même malheureux pays une vue d’ensemble : là c’est le chaos, un enchevêtrement de ruines, ce que fut un riant village dominé encore par les restes d’un clocher qui est éventré et démembré !... Tout cela est épouvantable à voir. Quel désastre ! Quelle horrible guerre !!!...

     

    [1] M. Wagner, de la Brasserie Viennoise (originaire de Meurthe-et-Moselle)